La Croix, 28 juin 2021, Joseph Yacoub, image: Ümit Bektaş, REUTERS
Joseph Yacoub, Professeur honoraire de l’Université catholique de Lyon (1). Ce spécialiste des Églises orientales dénonce la vision tronquée que le président turc Recep Tayyip Erdogan a de son pays. Et il appelle l’Europe à mieux définir son identité culturelle.
Le débat sur la Turquie paraît sans issue tant qu’on n’a pas intégré la variable géo-culturelle. Or en observant les termes de ce débat, de nombreuses questions surgissent. Tout le monde s’accorde pour dénoncer la volonté d’expansion de la Turquie, mais il faut aller plus loin.
Le point culminant fut indubitablement, en juillet 2020, la conversion en mosquée de la Basilique Sainte Sophie, ce symbole architectural et religieux de la chrétienté byzantine, enchâssée profondément dans cette terre. Par ce geste, le président Erdogan a voulu opérer une rupture, à sa guise, en fournissant une version de l’histoire de son pays, partiale et partisane, exclusivement centrée sur l’épisode turco-ottoman, comme si le pays était né soudainement en 1453.
Donnant libre cours à son islamo-panturquisme, il cherchait à avoir les faveurs du monde turcophone et musulman, et faire oublier la mémoire historique si riche de tant de strates civilisationnelles qui composent ce pays.
Pesanteurs obligées
Face à la Turquie, pourquoi ces atermoiements à répétition de l’Europe ? Il faut dire que les grands axes de la politique européenne ont été élaborés à un moment où ce continent vivait en paix. L’accent était mis alors sur l’État démocratique et les droits de l’homme, comme étalon d’appréciation et référence-type. Mais, ce faisant, on a négligé la géographie, l’histoire, les langues, les cultures, les traditions et les mentalités, et la géopolitique dans ce qu’elle a d’important, qui sont autant de pesanteurs obligées pour comprendre le réel. Or ceci s’est avéré incomplet. Car il n’est pas dit que l’Autre, qui est en face, raisonne de la même façon. Porté souvent par des valeurs collectives, religieuses et nationales, il nourrit souvent d’autres ambitions.
Revenant aux droits de l’homme, les risques de dérive idéologique ne sont pas à occulter. Car il n’est pas démontré que les droits de l’homme peuvent, à eux seuls, structurer les mentalités en faisant abstraction des variables indiquées, tant le psychisme humain est complexe. Ils sont certes un plus, mais pas plus, car ils peuvent rendre amnésiques quand ils carburent à l’idéologie. D’où le malaise ressenti et les hésitations qui règnent au sein de l’Europe, où manquent une réflexion d’ordre anthropologique et historique et une stratégie avec des perspectives qui la projettent au-delà de l’immédiat, en affirmant ses racines et sa volonté.
Une forte densité historique
Quand on se plonge dans l’histoire de la Turquie, on est frappé par la densité de son tissu civilisationnel, religieux et culturel. Ce pays est au cœur des premières civilisations et a connu une succession de conquérants et d’empires (Hittites, Assyriens, Ourartou, Persans, Grecs et Hellènes, Romains et Byzantins), avant de connaître la conquête turco-ottomane.
L’ancien Empire romain d’Orient y prospéra et, dans son prolongement, Byzance, durant plus de mille ans. S’y ajoute l’héritage arménien et syriaque, pour ne citer qu’eux.
Il est important aussi de rappeler que, après Jérusalem, ce pays joua un rôle prépondérant dans la propagation du christianisme. Les Actes des Apôtres attestent de sa christianisation dès le départ, on y cite les habitants de la Cappadoce, du Pont, de laPhrygie et de la Pamphylie, témoins de la Pentecôte. En outre, les gens de Bithynie, du Pont, de la Galatie, de la Cappadoce et d’Asie sont parmi les destinataires de la première Épître de Pierre. Saint Paul qui l’a parcouru dans tous les sens avant d’atteindre l’Occident, est natif de Tarse en Cilicie, d’où il partit pour l’Asie Mineure. L’une de ses Épîtres s’adresse aux Galates (région d’Ancyre, aujourd’hui Ankara), qu’il avait visités et évangélisés. Ancyre ainsi que Gangres furent, lors des premiers siècles, des centres chrétiens importants.
La terre des premiers conciles
D’autres éléments viennent rafraîchir la mémoire. Antioche (Antakia) sur l’Oronte est célèbre comme cité culturelle impériale. Après l’apôtre Pierre, saint Ignace d’Antioche (vers l’an 100) fut le deuxième évêque de cette ville. Au sujet de cette cité, Ernest Renan (1823-1892), spécialiste des langues et cultures sémitiques et de l’histoire des religions, écrit : « Certes Jérusalem restera à jamais la capitale religieuse du monde. Cependant le point de départ de l’Église des gentils, le foyer primordial des missions chrétiennes fut vraiment Antioche. »
Ce pays est aussi la terre des premiers conciles de l’Église, des premières controverses et hérésies christologiques et trinitaires, du monachisme, de l’arianisme, du nestorianisme, des premiers théologiens et des Pères de l’Église universelle.
Avec quelle Turquie veut-on donc discuter : celle qui mutile l’histoire ou celle qui unit l’histoire dans sa diversité ?
Mais avant, encore faut-il que l’Europe s’explique sur son identité culturelle et dise ce qu’elle veut.
Joseph Yacoub est l’auteur de Les Assyro-Chaldéens. Mémoires d’une tragédie qui se répète, L’Harmattan
Les propos des auteurs publiés sur le site de l’Observatoire de la Turquie contemporaine n’engagent qu’eux mêmes.