du 11 au 27 octobre 2024.
Adresse:10, Passage Thiéré 75011, Paris.
Curatrice: Derya Yücel, organisée par AZA-ART, www.aza-art.com
« La lumière est toujours égale à une autre lumière.
Puis elle se modifia : de lumière elle devint aube incertaine, […] et l’espoir eut une nouvelle lumière. » P. P. Pasolini, « La Résistance et sa lumière » (1961), trad. J. Guidi, Poésies 1943-1970, Paris, Gallimard, 1990, p. 248.
Dans son célèbre « Article sur les lucioles »1 (l’articolo delle lucciole), Pier Paolo Pasolini déclare que les lucioles ont disparu. Selon ce texte radical et politiquement pessimiste, rien ne peut échapper aux projecteurs artificiels de l’industrie capitaliste et à leurs yeux sauvages qui entourent chaque partie de la sphère sociale. Écrit en 1975, ce texte est un chant funèbre aux signaux humanistes de l’innocence détruite, et utilise la métaphore des lucioles perdant leur visibilité dans un monde exposé à une lumière excessive comme une image écologique et poétique. Mais les lucioles ont-elles vraiment disparu ? Le philosophe français Georges Didi-Huberman rejette l’idée de la disparition de ces petites sources de lumière. Selon lui, la « lutte pour la survie est une capacité anthropologique et n’est jamais statique ou stationnaire : elle est toujours un état de fuite, un état de dissimulation, un état de déplacement et une recherche de ce qui lui est tangentiel, transcendant les frontières qui lui sont tracées »2. L’auteur refuse ainsi les visions apocalyptiques, préférant ouvrir un espace de réflexion où, malgré l’obscurité politique étouffante ou malgré la lumière aveuglante de l’industrie capitaliste, et malgré tout, un dialogue demeure possible pour les lucioles.
Si l’on reprend l’idée de Didi-Huberman pour la production artistique, les pratiques artistiques telles que les « lucioles » participent désormais à des réseaux de résistance qui échappent aux menaces et aux jugements visant leur existence et envoient des signaux à l’obscurité dans laquelle elles vivent en émettant leurs petites lumières et lueurs. Réunissant les œuvres de Mahmut Aydın et de Sefa Çatuk, l’exposition intitulée « Distances et paillettes dans l’obscurité » établit une analogie entre l’aventure de survie des lucioles et les luttes de résistance et de survie contre les concepts de nature, de mémoire, d’histoire, d’identité et de corps, qui sont ignorés, réprimés, intimidés et détruits par l’hégémonie et le pouvoir. Les gestes lumineux des lucioles qui apparaissent et disparaissent dans l’obscurité inspirent également la relation entre les politiques contemporaines de survie et l’art.
Mahmut Aydın est né en 1989 à Diyarbakır, l’artiste a terminé ses études de premier cycle à l’université Mimar Sinan, faculté des beaux-arts, département de sculpture, en 2014. Il poursuit son travail et sa vie à Istanbul. Le « Point zéro » de Mahmut Aydın, qui exprime à travers ses sculptures la nature multicouche de l’existence, la relation de l’homme avec son environnement et le dynamisme de cette relation, consiste en un personnage vêtu d’un imperméable placé au milieu de huit parapluies. Dans cette sculpture, le parapluie, objet quotidien, se transforme en œuvre d’art, acquérant une dimension métaphorique et une nouvelle forme d’existence. Symbolisant l’âme purifiée du personnage, sa confrontation avec la vérité et le moment de la catharsis, le parapluie fonctionne comme une sorte d’écran ou de masque entre la nature et l’homme.
Soulignant les relations profondes et complexes entre l’homme et la nature, les figures d’enfants dans les œuvres de l’artiste intitulées « Correlate » et « A Sudden Memory » émergent comme une lueur d’espoir dans les profondeurs de la mémoire, du temps et de l’espace. Ces figures, liées à des êtres et des objets non humains, qu’il s’agisse d’un arbre ou d’un animal, représentent le flux naturel de notre existence.
Certains des symboles utilisés par Aydın dans ses sculptures, dans lesquels il remet en question l’existence inhérente des concepts de pouvoir et de puissance dans la société, apparaissent de manière ironique. Dans ses œuvres intitulées « Damn Libido in the Realm » et « Speech », le large col à volants qui se détache sur les personnages est lié au désir de montrer son pouvoir dans la société. Utilisé dans la mode occidentale du XVIe siècle par les nobles comme indicateur de splendeur, ce col devient ridicule dans la nudité du personnage. Les œuvres intitulées « The Key/Lock Point », « Dilemma », « Purgatory » et « Strife », qui traitent de la réalité de l’homme et de la société d’un point de vue symbolique et humoristique, sont des œuvres dans lesquelles l’artiste remet en question le capitalisme, le culturalisme et la consommation et propose une perspective critique.
Sefa Çatuk est né en 1992 à Istanbul, l’artiste a terminé ses études de premier cycle à la faculté des beaux-arts de l’université de Sakarya, département de peinture, en 2017. Il poursuit son travail et sa vie à Istanbul. Sefa Çatuk crée des histoires basées sur les événements politiques actuels en créant sa propre mythologie dans ses peintures. Les histoires de l’artiste créent de nouveaux récits en transformant des images qui contiennent des références historiques à des rituels sociaux, des codes culturels et la distinction entre l’espace public et l’espace privé. Dans ces récits où la relation entre l’homme, la nature et la culture est au premier plan, l’artiste utilise un langage symbolique créé par l’atmosphère ambiguë du temps et de l’espace, les gestes des personnages dont l’expression et l’émotion sont ambiguës, et l’étrangeté de l’instant suspendu dans l’air.
Alors que de nombreuses compositions que nous rencontrons dans les œuvres de l’artiste montrent une interaction avec des œuvres de différentes périodes de l’histoire de l’art, il utilise les concepts de pastiche et de parodie, qui sont des éléments post-modernes, comme méthode de citation. Le pastiche (émulation) et la parodie (réflexion), en tant que méthode impliquée dans la phase de formation de l’œuvre d’art, apparaissent dans les peintures de Sefa Çatuk, qui empruntent les compositions de chefs-d’œuvre de l’art mondial et les hybrident par le biais de diverses citations et interprétations.
Les peintures, qui mettent en scène des figures originales à l’attitude sceptique et interrogative, se référant à des citations de la nature et de la réalité objective dans laquelle nous vivons, sont considérées comme un symptôme des liens établis avec le passé, de la synthèse et de l’intégration, et de la culture postmoderne qui ne cesse de se transformer et de se remodeler.
Comme dans la lutte des lucioles qui envoient des signaux cachés/intermittents de vérités et d’histoires oubliées, affaiblies, effacées ou supprimées et émettent leur lueur, les œuvres des deux artistes transforment les mots de la capacité à exister malgré tout en images au lieu d’un pessimisme absolu dans l’obscurité aveuglante. L’exposition partage une imagination dans laquelle les éclairs qui scintillent dans la nuit et disparaissent au loin réapparaissent et deviennent visibles ailleurs.
AZA-ART
- P. P. Pasolini. (1975). « L’articolo delle lucciole », Saggi sulla politica e sulla società, éd. W. Siti. Trad. en français Philippe Guilhon, (2005). « L’article des lucioles », Écrits corsaires, Paris, Flammarion.
↩︎ - Didi-Huberman, G. (2009). Survivance des lucioles, Paris. Édition Minuit. Trad. en turc, Halil Yiğit, (2023). Ateşböceklerinin Var Kalma Mücadelesi, İstanbul. Norgunk Yayınları. ↩︎