Timour Muhidine a lu le dernier livre d’ENIS BATUR: SIMPLE SILENCE pour l’Observatoire de la Turquie contemporaine.
« L’ETRANGER DE L’AUTRE« . TIMOUR MUHIDINE
Enis Batur nous a habitués à des formes très diverses de poésie, des romans inspirés par les recherches modernistes ainsi qu’un nombre incalculable d’essais sur la littérature et les arts. Il vient, par exemple, de publier en turc un recueil d’entretiens réalisés avec le peintre Pierre Soulages (Simsiyah, Soulages ile Konuşmak, Kırmızıkedi Yay.) et un impressionnant volume de poèmes (Karanlık Oda Şarkıları) aux éditions Simurg Art dirigées par le poète et traducteur iranien Cavit Mukaddes. A l’image de cette capitale culturelle cosmopolite qu’est Istanbul et où se mêlent désormais intellectuels et auteurs venus de tous les pays arabes, de l’Iran voisin mais aussi d’Afghanistan, l’œuvre emprunte, évoque, joue sur plusieurs mondes, autant à l’Occident qu’à l’Orient et ce, sans céder au néo-ottomanisme un peu kitsch de l’air du temps. Sa manière de rester un homme de lettres contemporain marqué par l’histoire culturelle globale est donc celle-ci : accueillir la production étrangère d’où qu’elle vienne (ce que révèle son rôle d’éditeur depuis 30 ans) mais aussi accompagner la traduction de ses textes en langues amies, des Balkans ou du Moyen-Orient.
Avec Simple Silence paru à Istanbul en 2015, il s’essaie au genre de l’essai libre, nourri de légèreté autobiographique et fantaisiste. Une sorte d’entrelacement de lignes courbes qui finit par incarner sa vision de l’écriture : et entre autres, le questionnement adressé à ce compagnon de voyage imaginé dans un train de campagne qui traverse la France innommée. D’une façon très borgésienne, le narrateur suggère une serendipité qu’il guetterait avec beaucoup de curiosité, des années durant, jusqu’à ce que la scène se produise. Prélude à une réflexion sur le rapport réel et fantasmatique qui se noue entre l’auteur et ses lecteurs, aux signes qui s’échangent entre lecteurs d’une même œuvre, Simple silence propose une façon de mystique du fait littéraire où les textes circulent en même temps que les effets, les impressions qu’ils provoquent : mais le catalogue des lecteurs (pour reprendre le terme d’Enis Batur) s’est aussi élargi avec les réseaux sociaux et le mythe de l’inaccessibilité des auteurs sur leur Olympe est désormais caduc. De part et d’autre donc, la fantasmagorie se développe, alimentant les échanges humains et littéraires., tandis que se forme une société des « amis et ennemis des écrits de l’auteur ». On comprend peu à peu que cette contre-histoire est bâtie en empruntant des chemins tortueux…
De nombreux synonymes rythment le récit : digression, détour ou déviation, des mots dont l’auteur est friand. Car le texte, chez Enis Batur, dépasse la narration ou plutôt il choisit de servir d’autres buts : l’exploration de l’atelier de l’écrivain, ses craintes, ses désirs et surtout la mise en relief des jeux merveilleux avec ce qui semble relever du hasard mais n’est que le fil bien tracé d’une vie consacrée à l’écriture.