Le ministre turc de l’Intérieur affirme que 600 000 migrants sont rentrés volontairement dans leur pays au cours des six derniers mois. Les migrants syriens affirment que nombre d’entre eux sont expulsés contre leur gré.
Yaser vivait avec sa famille à Istanbul depuis cinq ans lorsque la police est arrivée à l’usine où il travaillait, il y a trois mois, pour inspecter les documents de chacun.
Réfugié de la guerre en Syrie, Yaser était enregistré comme vivant à Ankara, et non à Istanbul, et la police l’a donc emmené. Il a d’abord été envoyé dans un centre d’expulsion à Tuzla, à la périphérie de la ville, puis à Mersin, à 150 km de la frontière syrienne.
Pendant trois jours, sa femme, Zana, n’a pas pu le joindre.
« Tout ce que je savais, c’est que la police l’avait emmené, mais je ne savais pas où il se trouvait », dit-elle.
Finalement, il a été libéré, mais à condition de déménager à Ankara, où lui et sa femme vivent maintenant dans une cabane délabrée avec leur bébé de huit mois.
« Depuis quelques mois, la police contrôle les pièces d’identité partout, comme des fourmis », explique Yaser.
Nouvelles mesures de répression
Les données du ministère de l’Intérieur indiquent que 173 000 migrants irréguliers ont été appréhendés au cours des six derniers mois, ce qui représente une augmentation significative par rapport à 2022, où le chiffre était de 285 000 pour l’ensemble de l’année.
Quelque 44 572 personnes ont été expulsées à la suite de vérifications de documents dans 30 villes, au cours de la même période de six mois, indiquent les données. Parallèlement, le ministre de l’Intérieur, Ali Yerlikaya, a déclaré que 604 277 migrants avaient été volontairement renvoyés dans leur pays.
Il a souvent dit que la Turquie, qui a accueilli plus de trois millions de réfugiés syriens – plus que tout autre pays, ne serait plus un « pays cible ou de transit » pour la migration.
Le nombre de migrants en situation irrégulière est inconnu.
Les Syriens arrivés récemment dans le pays affirment qu’il est désormais presque impossible d’obtenir le statut de « protection temporaire ».
Maheer, 23 ans, qui est arrivé en Turquie depuis la Syrie il y a six mois pour soigner des brûlures causées par une explosion, explique que l’enregistrement à Ankara est désormais fermé, comme c’est le cas dans de nombreuses grandes villes.
Cela signifie qu’il n’est pas sûr de quitter son logement.
« Une fois, j’ai voulu me promener dans le quartier, mais un policier m’a arrêté au coin de la rue et m’a demandé ma carte d’identité. Il a ensuite regardé mon visage brûlé, s’est senti désolé pour moi et m’a dit : ‘Ne vous promenez pas par ici’. Puis il m’a laissé partir. »
« À moins qu’il y ait quelque chose d’urgent, je ne peux même pas aller au marché. Je scrute rapidement la zone et je me dépêche de rentrer chez moi, car il y a beaucoup de patrouilles de police dans le coin. »
D’autres personnes sont dans la même situation.
Naser, 16 ans, avait l’habitude de se déplacer librement dans son quartier, mais aujourd’hui, il est toujours sur le qui-vive.
« Il y a un an, personne ne me demandait une pièce d’identité lorsque je passais devant la police, mais aujourd’hui, dès que j’aperçois un policier au loin, je m’enfuis », explique-t-il.
Cette situation a contrarié ses projets d’aller à l’école et d’apprendre le turc.
« Je n’ai aucun espoir, aucun projet pour mon avenir. Si je n’ai rien d’important à faire, je ne sors pas. C’est comme si je vivais en prison. »
Pas de maison où retourner
Naser raconte que la maison de sa famille a été bombardée par les forces gouvernementales syriennes et qu’il a vécu dans un camp de réfugiés pendant sept ans. Il ne peut pas y retourner parce que ses parents sont morts, dit-il, et qu’aucun membre de sa famille n’est resté dans le pays.
Selon les Nations unies, malgré l’impasse sur les lignes de front en Syrie, le risque de violence et de détention dans le pays rend les retours massifs peu sûrs.
Rasha, une mère célibataire qui vit avec ses deux enfants âgés de cinq et sept ans, dans le quartier de Kecioren à Ankara, affirme qu’aucun d’entre eux n’a quitté la maison depuis qu’ils sont allés faire des courses dans le centre-ville il y a trois mois.
« Nous avons vu un policier s’approcher de nous et nous avons commencé à courir à travers la foule, comme si nous étions des criminels. »
« Ils ont ensuite attrapé deux jeunes de notre quartier et les ont envoyés en Syrie. Depuis ce jour, je ne peux même pas aller au marché, j’ai l’impression que ma vie est vide. Je ne peux pas retourner en Syrie, ni rester ici. »
Confinés à la maison, tous les trois sont de plus en plus déprimés, selon Rasha.
Tamim, qui vit en Turquie depuis dix ans, attribue le changement d’attitude des autorités à l’égard des migrants à une bagarre entre jeunes Turcs et Syriens à Altindag il y a deux ans, au cours de laquelle un jeune Turc a été poignardé à mort.
Les tensions se sont étendues à d’autres villes.
C’est à ce moment-là qu’il est devenu plus difficile de s’inscrire pour obtenir un statut protégé, explique-t-il. Bien qu’il soit lui-même enregistré, il ne peut plus changer d’adresse.
Son cousin, qui n’a pas pu obtenir le statut de réfugié, est l’un de ceux qui ont été expulsés – mais dans son cas, pas pour longtemps.
« Ils l’ont renvoyé en Syrie il y a deux semaines, explique Tamim. Comme il a une femme et deux enfants ici, il a réussi à retourner en Turquie en l’espace de deux semaines, grâce à des passeurs. »
S’intégrer à la nouvelle société est difficile
Les nombreux problèmes de la Turquie, notamment la crise économique, ont contribué à aigrir les attitudes à l’égard des migrants. Des enquêtes suggèrent que certains Turcs rendent les réfugiés syriens responsables de la détérioration de leur économie et les accusent de prendre les emplois turcs. Le sentiment anti-immigrés a marqué le débat politique lors des élections générales qui se sont tenues il y a quelques mois.
Si certains Syriens ont appris le turc, poursuivi leurs études et trouvé un emploi, ils restent pour la plupart mal intégrés, marginalisés et sans voix.
Zana, l’épouse de Yaser, qui a été contrainte de quitter Istanbul pour s’installer à Ankara, doit accoucher d’un deuxième enfant au printemps.
Contrairement à son mari, elle est sans papiers, ce qui signifie qu’elle n’a pas accès aux soins de santé financés par l’État et qu’elle doit accoucher dans un hôpital privé.
Sa première césarienne a coûté 171 dollars US (environ 100 500 francs CFA), mais on lui a dit que la prochaine coûterait plus de trois fois ce montant et elle ne sait pas comment elle pourra se le permettre.
« Parfois, je ressens des douleurs liées à la césarienne, mais je ne peux pas voir de médecin », dit-elle.
Yaser explique que la vie en Turquie était un paradis par rapport à la Syrie, mais qu’elle est devenue insupportable.
« Nous avons trois options : aller en Europe, retourner en Syrie ou rester en Turquie et vivre cachés comme des rats. Je ne peux pas aller en Europe parce que je n’ai pas assez d’argent et je ne peux pas retourner en Syrie à cause de la guerre. Mais si la situation en Syrie s’améliore, je ne resterai pas ici. »
Tous les noms ont été modifiés.