« Dans le contexte de rapprochement entre les grandes puissances sunnites de la région, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont promis des investissements massifs dans l’économie turque en crise. Une aubaine pour Erdogan, en mauvaise posture à quelques mois des prochaines élections, explique le quotidien libanais “L’Orient-Le Jour” » rapporte Courrier International du 14 décembre 2022.
À l’approche des législatives [et de la présidentielle, prévues en juin 2023], en Turquie, Recep Tayyip Erdogan, qui se retrouve pour la première fois en danger dans les sondages, tente de trouver des financements pour faire face à une crise économique aiguë. Pour cela, c’est vers des pays “amis” qu’il se tourne, notamment les riches pétromonarchies du Golfe, avec lesquelles il était encore en froid il y a peu.
Les récentes promesses de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, anciens rivaux de la Turquie, évoquant plusieurs milliards de dollars d’investissements et des échanges de devises entre les banques centrales, devraient ainsi permettre de soutenir l’investissement et aider Ankara à soutenir sa stratégie de renforcement de la livre turque face à une inflation galopante. Pour le Golfe, plus qu’un investissement économique, ce rapprochement a également des motivations politiques.
La livre turque a perdu plus de 28 % de sa valeur depuis le 1er janvier alors que l’inflation annuelle atteint 84,4 %, selon l’Institut statistique de Turquie. Au risque de paupérisation qui plane sur le pays s’ajoutent les difficultés à attirer des capitaux sur les marchés internationaux, poussant le président turc à se tourner vers des partenaires plus ou moins inattendus.
Une normalisation amorcée depuis quelques années
Si aucun accord n’a encore été signé, l’Arabie saoudite s’est dit prête fin novembre à faire un dépôt de 5 milliards de dollars auprès de la banque centrale turque après des années de tensions avec Ankara. Plus tôt cette année, Riyad avait déjà levé l’embargo officieux sur les importations turques, mis en place depuis 2018, après que la Turquie eut lancé une campagne internationale pour dénoncer le rôle du régime wahhabite dans l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat de son pays à Istanbul.
Lors du blocus du quartette arabe [l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis (EAU) et Bahreïn] contre le Qatar à partir de 2017, le gouvernement turc avait en outre pris parti pour Doha. Si cette décision avait permis de renforcer les liens économiques et politiques bilatéraux, ainsi que les relations de la Turquie avec le Koweït et Oman, elle avait par ailleurs mis en péril ses relations avec l’Arabie saoudite et les EAU, fers de lance de l’embargo sur leur voisin du Golfe.
L’élection de Joe Biden aux États-Unis, la signature de la déclaration d’Al-Ula [le 5 janvier 2021] marquant la levée du blocus sur Doha et enfin l’abandon progressif du discours turc de soutien aux Frères musulmans ont incité à une normalisation des relations entre les pétromonarchies et la Turquie.
Diversification des alliances
Abou Dhabi a ainsi renoué des liens économiques avec Ankara dès novembre 2021, avec l’annonce de la création d’un fonds d’investissement de 10 milliards de dollars, dont la moitié devait être allouée à un échange de devises.
En plus des retours sur investissements attendus, les monarchies du Golfe espèrent conclure des accords dans le secteur de l’armement. L’Arabie saoudite serait ainsi en négociation pour acquérir les précieux drones Bayraktar TB2, poursuivant ainsi sa stratégie de diversification des alliances face au désengagement américain de la région. Vingt drones armés ont déjà été livrés aux Émiratis en septembre et la société de défense turque Baykar, dont le directeur technique se trouve être Selcuk Bayraktar, le beau-fils du reis [président turc], pourrait leur en vendre davantage, ont déclaré deux sources turques à l’agence de presse Reuters fin septembre.
Plus qu’une simple opportunité commerciale dans le cadre de la diversification économique planifiée en vue de l’ère postpétrole, “ces investissements sont pour les EAU l’occasion de démontrer aux décideurs turcs que la décision de normalisation est réelle et non tactique”, avance Ali Bakeer, professeur à l’université du Qatar et chercheur non-résident à l’Atlantic Council.
Préférence pour Erdogan
“Ces investissements en Turquie, à la veille des élections, donnent aux pétromonarchies la capacité de manœuvrer pour obtenir de l’influence, quel que soit le gagnant du scrutin”, nuance quant à lui Hamdullah Baycar, doctorant à l’Institut d’études arabes et islamiques de l’université d’Exeter.
À quelques mois de l’échéance électorale prévue pour juin, les injections de liquidités de la part des pétromonarchies dans l’économie turque passent pour un cadeau au président Recep Tayyip Erdogan, en mauvaise posture. “Mais ce n’est pas tant un investissement dans la campagne du président turc qu’une manifestation, dans la situation actuelle, de leur préférence pour sa réélection”,pointe Batu Coskun, chercheur au Sadeq Institute, basé à Tripoli, en Libye.
Kemal Kilicdaroglu, principal leader de l’opposition, s’est en effet engagé à rouvrir l’enquête sur Jamal Khashoggi. Même le Qatar, allié de longue date de la Turquie, pourrait souffrir d’un changement de gouvernement. Les législateurs de l’opposition s’étaient en effet prononcés contre le déploiement de troupes turques au Qatar au début du blocus arabe, en 2017, et ont depuis continué à remettre en question la légitimité du déploiement de ces forces sur le territoire qatari.
Doha, qui a signé avec Ankara des accords d’échanges de devises pour 15 milliards d’euros en 2020, est ainsi en phase de conclure des négociations pour un nouvel accord de 10 milliards de dollars, dont 2 à 3 milliards pourraient déjà être accordés à Ankara d’ici à la fin de l’année.
Courrier International, 14 décembre 2022
Lire l’article original, Pauline Vacher