« En manifestant leur frustration et leur inquiétude légitimes après l’attentat qui a frappé leur communauté en plein cœur à Paris, les Kurdes devraient veiller à ne pas se mettre à dos l’opinion publique, estime un journaliste et ancien diplomate turc » rapporte Courrier International du 7 janvier 2023.
Le ministre de la Défense turc, Hulusi Akar, tenait récemment une réunion d’évaluation de l’année 2022 : “Nous répétons que nous ne faisons que cibler des terroristes [en référence à la guérilla menée par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en conflit avec Ankara depuis 1984 et considéré comme une organisation terroriste par l’Union européenne et les États-Unis], dans le respect de la souveraineté des États voisins, mais malheureusement, certains politiques et journalistes, à l’intérieur de ce pays et surtout à l’étranger, continuent à présenter nos actions comme des ‘opérations contre les Kurdes’, ce qui est une erreur et même une monstrueuse ignominie”, déclarait-il.
Quelques jours plus tôt [le 23 décembre 2022], un citoyen français âgé, visiblement dérangé et, selon ses propres déclarations, raciste au dernier degré, avait abattu trois Kurdes [originaires de Turquie] dans une rue de Paris. Ces meurtres ont eu lieu dans et aux alentours de l’emblématique centre culturel kurde Ahmet-Kaya [situé dans le 10e arrondissement de la capitale]. Un crime perpétré à l’approche de la célébration des dix ans de l’assassinat, dans le même quartier de Paris, de Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez. Un triple meurtre non élucidé et un dossier judiciaire que la France et la Turquie semblent vouloir enterrer.
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Les premières manifestations des Kurdes de France ont donné lieu à des débordements violents. Finalement, une marche blanche a eu lieu le 26 décembre, qui s’est, cette fois, tenue dans le bon cadre de la protestation pacifique.
La Turquie agacée par le soutien de la France aux Kurdes
Ankara a d’abord choisi de garder le silence sur l’affaire. Il n’aurait pourtant pas été de trop de présenter des condoléances, même si certaines des trois victimes ont voulu se défaire de leur nationalité turque ou avaient quitté le pays pour demander l’asile politique en France. Comme de coutume, le porte-parole de la présidence [turque], Ibrahim Kalin, ne s’est pas privé d’admonester Paris et de lui faire la leçon.
L’ambassadeur de France a même été convoqué [pour protester contre la présence de drapeaux du PKK dans les manifestations parisiennes].
Le président français, le ministre de l’Intérieur et divers responsables des autorités judiciaires et municipales ont fait part de leur soutien et de leurs condoléances et promis des mesures de protection supplémentaires pour la communauté kurde.
Les débordements lors des premières manifestations ont entraîné une réponse sévère de la police française, sans qu’il n’y ait eu d’arrestations à ma connaissance. La manifestation kurde devant le consulat français d’Istanbul a, elle, donné lieu à 18 interpellations par la police turque.
Simplisme et complotisme
Les débordements survenus à Paris sont le reflet de la colère, du désespoir, de la frustration et du sentiment de trahison et de solitude des Kurdes, en particulier ceux de la diaspora. Mais politiquement parlant, cette attitude risque de se retourner contre les Kurdes et de retourner le capital de sympathie dont ils bénéficient dans l’opinion.
Les médias français, de leur côté, ajoutent à la confusion en se contentant de présenter l’affaire comme un affrontement simpliste “Turcs contre Kurdes”, en agrégeant et mélangeant au passage les quatre régions kurdes (d’Iran, d’Irak, de Turquie et de Syrie), qui obéissent pourtant à des dynamiques diverses.
Ce triple meurtre peut aussi ouvrir la porte aux interprétations complotistes. Il survient alors que le président Macron réfléchit à se rendre en visite officielle en Turquie, mais refuse d’y aller sans contrepartie de la part d’Ankara. Pour le triple assassinat non élucidé d’il y a dix ans, on avait eu recours, pour appuyer sur la détente, à un malade en phase terminale [Ömer Güney, mort d’un cancer en détention avant son procès]. Que cette fois ce forcené raciste choisisse par hasard des Kurdes entre tant d’autres comme victimes laisse au minimum songeur.
“Une plaie ouverte”
Quoi qu’il en soit, la question kurde demeure une plaie ouverte. Et le même Hulusi Akar, qui parle d’une “fraternité” entre Turcs et Kurdes et de l’“ignominie” qu’il y aurait à la questionner, semble se réjouir dans son discours de la fin du processus de paix [depuis 2015] qui lui a permis depuis de “mettre hors d’état de nuire 37 285 terroristes en Turquie, en Irak et en Syrie”.
Le triple meurtre de la rue d’Enghien illustre de la façon la plus tragique qui soit, avec la mort de trois personnes et plusieurs blessés graves, une situation qui se répète pour la énième fois et où les deux camps en présence se contentent de hurler en direction de la partie adverse, dans une cacophonie incompréhensible pour les Français et les autres observateurs extérieurs.
De même qu’il est vain de penser qu’en criant on parviendra à indiquer le bon chemin à un touriste qui ne parle pas la langue locale, et croire que l’expression publique et destructrice de la colère des Kurdes en France, fût-elle compréhensible, pourrait augmenter l’intérêt et le soutien pour la “cause” est, je le crains, parfaitement erroné.
Courrier International, 7 janvier 2023, Aydin Selcen, Photo/Olivier Arandel/Maxppp