« Dans toute l’Europe, le président turc a déployé tout un réseau d’informateurs, de sicaires, d’agents pour surveiller et contrôler ceux qui pourraient nuire à son régime » dit Christophe Ayad dans Le Monde du 22 novembre 2022.
C’est une gigantesque traque à l’échelle d’un continent où tous les coups sont permis : enlèvements, assassinats politiques, extraditions, chantage… A travers toute l’Europe, le régime de Recep Tayyip Erdogan déploie ses tentacules quand il s’agit de neutraliser, d’appréhender ou de nuire à ses opposants. Faire taire toutes les voix dissidentes, qu’elles soient kurdes, pro-arméniennes, d’extrême gauche, issues de la confrérie de Fethullah Gülen ou même le fait d’anciens compagnons de route en rupture de ban. De plus en plus paranoïaque depuis la révolte de Taksim, en 2013, le retour de la guerre civile avec le mouvement kurde, en 2015, puis le coup d’Etat raté de 2016, le régime turc prend toute opposition pour une menace existentielle.
Dans Les Loups aiment la brume, Laure Marchand et Guillaume Perrier, ancien correspondant du Monde en Turquie, racontent les dessous et les relais de cette « armée » qui ne dit pas son nom, dont le fer de lance est le MIT, les services de renseignement turcs.
Le bras du MIT est très long. On le trouve impliqué dans l’assassinat de trois militantes du PKK, dont l’une des membres fondatrices du mouvement, dans un appartement de la rue Lafayette, à Paris, le 9 janvier 2013. Si l’auteur est mort de maladie en prison, les commanditaires et les facilitateurs, dont certains vivent en France, courent toujours. Une instruction est en cours mais, comme le racontent Marchand et Perrier, le juge n’est pas spécialement aidé par les services de renseignement français qui bloquent la déclassification de notes permettant d’identifier les complices du tueur.
Un « Etat profond »
De fait, c’est une vaste toile d’araignée qu’ont tissée les services turcs en Europe, dont l’épicentre se trouve en Allemagne, là où vit la plus importante communauté turque d’Europe. On estime à pas moins de 6 000 le nombre de personnes y travaillant pour les services. C’est un mélange d’agents secrets, de sicaires, de diplomates, d’informateurs, de militants politiques et de relais d’affaires, tous unis dans un « Etat profond » qui mêle réseaux mafieux et services de l’Etat. C’est d’ailleurs pour décrire les mécaniques de la violence contre-révolutionnaire (anti-PKK et antigauchiste) des années 1980 en Turquie que cette expression d’« Etat profond », qui a fait florès depuis, a été inventée.
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Mais, quarante ans plus tard, l’Etat profond turc s’est renforcé par l’adjonction d’une dimension religieuse et islamiste depuis l’alliance, remontant à 2015, entre le président Erdogan et l’extrême droite nationaliste des « Loups gris ». Il est loin le temps où l’ex-premier ministre turc charmait l’Union européenne et était désigné « Européen de l’année » (2004). Ce que le livre de Marchand et Perrier raconte, c’est aussi ce vaste mouvement de repli sur soi-même d’une Turquie « ottomaniaque » qui se voit comme le centre d’un empire à reconstruire, une puissance spoliée, tant temporelle que religieuse. Ce mélange détonnant ne sera pas sans conséquences sur le devenir de l’Europe.
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Le Monde, 22 novembre 2022, Christophe Ayad, Photo/JEFF PACHOUD/AFP