A l’approche des élections présidentielles (14 mai), le vote des 15 millions de Kurdes sera un enjeu crucial. Par Delphine Minoui dans Le Figaro du 21 avril 2023.
L’avocate et vice-présidente de la FIDH, Reyhan Yalçindag, revient sur l’histoire mouvementée de cette minorité ethnique brimée, autrefois cooptée par le parti d’Erdogan, l’AKP, avant d’être stigmatisée.
LE FIGARO. – En Turquie, on ne devient pas avocate des droits humains par hasard. D’où vient cette vocation?
Reyhan YALÇINDAG. – Je suis née à Diyarbakir, au cœur de la province du Kurdistan, où j’habite encore la moitié de mon temps. J’avais six ans lors du coup d’État militaire de 1980. Mon enfance a été marquée par la violence et les exactions de l’armée turque contre la minorité kurde sous prétexte de lutte contre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan): villages rasés, déplacements de population, torture et viols en prison. Des milliers de personnes disparurent en détention et dans des fosses communes. Je n’oublierai jamais mes deux oncles brutalement arrêtés à domicile, dont l’un sous mes yeux. Je n’oublierai jamais cette attente interminable avec ma mère et ma grand-mère devant la sinistre prison militaire de Diyarbakir, dans l’espoir d’une visite. Je les revois encore courbant l’échine sous le regard des soldats, bredouillant quelques mots de turc mémorisés pour l’occasion. Car, à l’époque, parler le dialecte kurde ou prononcer ne serait-ce que le mot «kurde» était considéré comme un crime. Aux yeux de l’armée, vous étiez étiquetés comme «terroristes». À la maison, je me souviens encore que l’on fermait les fenêtres pour écouter le plus bas possible la radio arménienne Erevan qui diffusait des programmes en kurde. À 17 ans, comme une urgente évidence, je suis partie étudier le droit à Ankara. De retour à Diyarbakir, je me suis aussitôt orientée vers la défense des droits humains.
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L’arrivée de l’AKP d’Erdogan au pouvoir en 2002 semblait avoir impulsé un nouveau souffle… Jusqu’à la nouvelle vague de répression, à partir de 2015. Que s’est-il passé?
Au début des années 2000, de nombreux Kurdes ont placé leurs espoirs dans la possibilité d’une ouverture démocratique telle qu’elle était suggérée par l’AKP dans le cadre des négociations d’adhésion à l’Union européenne. On nous promettait de tourner la page des militaires, de la discrimination envers les Kurdes, envers les minorités et les opprimés de toutes sortes, dont ceux issus des milieux religieux. En tant que militante des droits humains, j’ai moi-même défendu par le passé le droit des femmes voilées à aller à l’université et j’ai salué la levée de cet interdit. Mais à partir de 2015, et notamment la percée politique du nouveau parti d’opposition prokurde, le HDP, la vitrine que nous avait vendue l’AKP a radicalement changé. Les accords de paix initiés en 2012 avec le PKK ont volé en éclat. Erdogan a révélé son vrai visage: ne pouvant instrumentaliser les Kurdes à des fins électorales, il s’est mis à les réprimer, en scellant une alliance avec le parti d’extrême droite MHP. Depuis, les Kurdes sont régulièrement criminalisés: incarcération en 2016 de Selahattin Demirtas (ex-coprésident du HDP) pour «propagande terroriste», poursuites judiciaires contre des journalistes kurdes, des activistes, limogeage de dizaines de maires kurdes élus démocratiquement aux municipales de 2019 pour les remplacer par des administrateurs désignés par Ankara.
Un scrutin libre et transparent est-il envisageable dans ce contexte?
Il y a beaucoup d’espoir, mais aussi beaucoup d’inquiétude. Dans le Sud-Est à majorité kurde, les associations de la société civile se mobilisent pour veiller au bon déroulement du vote, mais elles sont sous haute pression. Se pose également la question du traitement objectif et non arbitraire des recours en cas de litige lors du dépouillement des votes. Le juge qui vient d’être nommé à la tête de la commission électorale de Diyarbakir est un magistrat connu pour avoir prononcé des sentences très lourdes contre des féministes et des députés kurdes. Ce n’est pas bon signe. À cela s’ajoute le problème de l’organisation du suffrage dans les zones sinistrées par le séisme du 6 février, où habitent des Kurdes. De nombreux survivants ont perdu leurs proches, leurs maisons, leurs papiers. Ils n’ont pas eu le temps ou l’énergie d’aller se faire enregistrer pour voter. Il y a également les populations déplacées. On entend parler du risque de voir des pro-AKP voter deux fois, dans leur ville d’origine et dans la ville où ils ont été temporairement relocalisés. Et puis il y a toutes ces victimes qui n’ont pas encore été comptabilisées: à ce jour, des milliers de corps sont encore sous les gravats. Dans la famille de mon mari, à Adiyaman, un grand nombre de disparus n’ont pas encore été identifiés, et ne sont donc pas déclarés morts. La possibilité que les noms de telles personnes soient utilisés comme des votants ne peut être exclue. Malheureusement, le contexte est propice aux manipulations.