La communauté turque en France est appelée aux urnes à partir de jeudi 27 avril. Acquise en majorité à la cause du président sortant, la diaspora pourrait peser sur un scrutin qui s’annonce serré.
par Cyprien Durand-Morel Libération, 27 avril 2023
Dans un magasin de musique parisien, un joueur de saz (luth sacré chez les alévis) chante avec émotion «Uzun ince bir Yoldayim» («je suis sur une route longue et mince»). Une belle métaphore, alors que plus de 60 millions de Turcs sont appelés aux urnes le 14 mai pour décider du futur de leur démocratie. D’autant qu’un vent d’espoir et d’alternance souffle au pays. Recep Tayyip Erdogan n’a jamais été aussi proche de la sortie. Un front inédit d’opposition s’est uni derrière le candidat du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kiliçdaroglu. «On est à l’orée d’un changement historique, espère depuis Paris une militante anonyme du HDP, le parti pro-kurde membre de cette coalition, menacé d’interdiction et accusé de soutien au terrorisme. Si Erdogan est réélu, nous aurons l’instauration totale du fascisme en Turquie.» Pour ce scrutin qui se déroule l’année du 100e anniversaire de la République turque, chaque voix compte. Notamment celles plutôt conservatrices de la diaspora, forte de 3 millions d’électeurs dans le monde, qui vote dès ce jeudi 27 avril.
Bousculé dans son pays, le président islamo-conservateur est en revanche adulé par l’électorat européen. Après l’Allemagne, la France et ses 330 000 Turcs constituent le deuxième plus gros contingent de votes dans le monde. Ils l’ont plébiscité à 63% dans l’Hexagone lors de la présidentielle de 2018. Au grand dam de certaines voix qui s’élèvent en Turquie pour revenir sur ce droit de vote des Turcs à l’étranger, accordé en 2014. Beaucoup de leurs compatriotes les considèrent déconnectés des réalités, notamment du fait de leur fort pouvoir d’achat quand ils viennent passer leurs vacances en Turquie. Un sentiment d’autant plus amer qu’ils ont participé à la victoire étriquée du «oui» (à 51%) lors du référendum constitutionnel de 2017 conférant les pleins pouvoirs au «reis», l’un des surnoms d’Erdogan.
Dinosaure de la politique turque
De plus en plus populaire en Turquie, le candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, peine encore à convaincre les Turcs de France. Ceux-là votent souvent en fonction de leurs racines. Et la grande majorité est issue de l’immigration originaire d’Anatolie (partie asiatique du pays) venue travailler en France dans les années 60-70. «C’est une des populations les moins intégrées, les moins éduquées et les moins diplômées en France», souligne Aurélien Denizeau, docteur en sciences politiques à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Ces Franco-Turcs prônent le choix de la stabilité, d’un homme fort et charismatique, avec en prime un islam sunnite politique. Malgré les récents impairs de leur leader, notamment dans sa gestion de la crise économique ou du terrible séisme de février, ils voteront tout de même Erdogan, craignant par-dessus tout la création d’un Etat kurde si l’opposition venait à l’emporter en mai.
L’autre grand contingent d’électeurs à l’étranger est issu du nationalisme kurde et alévi. Mais il ne pèse pas aussi lourd. Ces deux communautés réprimées ont trouvé refuge en France à la suite du putsch militaire de 1980 et d’une chasse aux sorcières menée par le régime après le coup d’Etat manqué de 2016. Elles constituent l’essentiel des 19% récoltés par le HDP en France aux dernières élections, et devraient cette fois-ci logiquement se rallier au front uni de l’opposition.
Pour les troupes de Kiliçdaroglu en France, le grand défi consiste à convaincre les jeunes, traditionnellement anti-Erdogan, mais orphelins d’une réelle représentation. «On ne voit pas dans le paysage politique turc un leader qui incarne la jeunesse», insiste Samim Akgönül, directeur du département d’études turques à l’université de Strasbourg. Il y avait bien les maires kémalistes Ekrem Imamoglu (Istanbul) et Mansur Yavas (Ankara), mais ils ont été contraints de jeter l’éponge et soutiennent désormais Kemal Kiliçdaroglu. Celui-ci passe, du haut de ses 74 ans, pour un dinosaure de la politique turque, sans charisme et bien éloigné des préoccupations la jeunesse.
«Des militants du CHP désespérés»
Qu’à cela ne tienne, le parti kémaliste ne s’avoue pas vaincu. A travers son réseau d’associations communautaires, les dissidents vérifient minutieusement l’inscription de leurs membres sur les listes électorales de l’étranger. Pour tenter de rééquilibrer le rapport de force, l’opposition investit en masse les réseaux sociaux pour attirer de jeunes électeurs. Les partis anti-Erdoganessaient tant bien que mal de convaincre les traditionnels supporteurs du Président. «J’ai rencontré des militants du CHP qui m’ont confié être désespérés car les Turcs de France campent sur leurs positions», témoigne Aurélien Denizeau.
D’autant que les partis de l’opposition ont du mal à se financer. «On n’arrive même pas à payer le loyer de notre petit local», ironise Hüseyin Cicek, le président d’honneur du CHP en France. A contrario du parti présidentiel qui finance depuis vingt ans les mosquées, les consulats et les associations culturelles turques, le parti kémaliste ne dispose pas d’autant de ressources pour faire campagne à l’étranger. Même si Erdogan et ses ministres ne peuvent plus organiser de meetings électoraux sur le sol européen, leur capacité d’influence perdure.
En 2018, près de 160 000 Franco-Turcs s’étaient rendus aux urnes avec un taux de participation de moins de 50%, alors qu’il atteint 85% en Turquie. Le scrutin s’effectuera dans les six consulats turcs en France, ainsi que dans trois nouvelles villes,Clermont, Mulhouse et Orléans.
Le 9 mai, tous les votes turcs de France seront rassemblés à Lyon, où un avion affrété pour l’occasion acheminera les bulletins jusqu’en Turquie. Les représentants des partis en lice assureront la sécurité des urnes jusqu’au dépouillement à Ankara, le 14 mai au soir.
Cyprien Durand-Morel