Les écoles françaises d’Ankara et d’Istanbul sans nouveaux élèves turcs / Nicolas Bourcier / LE MONDE

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La Turquie exige de la France et de l’Allemagne une « réciprocité » qui lui permettrait d’ouvrir des écoles dans ces deux pays

Le Monde, le 31 août, 2024

Des parents inquiets qui ne parlent qu’à mots couverts, des directions d’écoles muettes, deux ministères des affaires étrangères, en Allemagne et en France, qui préfèrent garder le silence, de peur de contrarier encore un peu plus Ankara : depuis la décision brutale, annoncée au cœur de l’été, par le ministre turc de l’éducation nationale, Yusuf Tekin, d’interdire toute nouvelle inscription d’élève turc ou binational dans les deux écoles françaises et les trois établissements allemands du pays, la communauté enseignante étrangère et ses tutelles donnent, en cette veille d’ouverture des classes, un sentiment, troublant, de malaise et d’impuissance collective.

L’objet du courroux turc ? L’exigence de « réciprocité » réitérée depuis des années par Ankara, qui demande à ouvrir des écoles de droit turc sur les sols français et allemand, à l’instar de ces cinq écoles françaises et allemandes en Turquie. Un sujet épineux qui n’a eu de cesse d’empoisonner les relations entre les capitales.

En début d’année, des rumeurs relayées par la presse turque avaient évoqué l’intention des autorités de fermer purement et simplement l’accès à ces écoles aux élèves de nationalité turque. Il est rappelé que les lycées français Charles-de-Gaulle, à Ankara, et Pierre-Loti, à Istanbul, n’ont pas d’existence au regard de la loi turque. Initialement ouvertes pour les enfants de diplomates, ces écoles privées sont de fait soumises à la législation française. Or ces établissements, qui comptent quelque 2 400 élèves, accueillent aujourd’hui principalement des collégiens et lycéens turcs et binationaux, comme les écoles allemandes.

A la suite d’un entretien avec le ministre turc, l’ambassade de France avait transmis, au printemps, un projet d’accord administratif. Des réunions et des consultations s’organisent au niveau académique et ministériel. Et puis, début juillet, le ton est subitement monté. « La partie turque nous a remis un projet d’accord allant au-delà des propositions évoquées jusqu’à présent » , affirme l’ambassade française dans un courrier alors envoyé aux parents d’élèves. S’ensuit une « note verbale » des autorités turques, présentée sous forme d’ultimatum.


Indice de la persistante dégradation des relations bilatérales, les reproches publics formulés par le ministre Yusuf Tekin. Le 13 juillet, dans un entretien au journal progouvernemental Habertürk, il dénonce l’« arrogance »de la France avant de s’emporter : « Nous ne sommes pas comme les pays que vous avez colonisés. Nous sommes un Etat souverain. Si vous voulez enseigner ici, vous devez agir selon nos conditions. »

Une semaine plus tard, une lettre de la direction de l’école allemande Ernst-Reuter d’Ankara, adressée aux parents d’élèves, indique de façon succincte que le ministère turc des affaires étrangères a « malheureusement interdit d’accepter de nouveaux étudiants munis d’un passeport turc, y compris les double-nationaux » . Sur quoi le Frankfurter Allgemeine Zeitung titrera : « Conflit avec Berlin, la Turquie veut faire pression pour ouvrir ses propres écoles en Allemagne ».

En 2019 et 2020, déjà, des négociations ont eu lieu entre la Turquie et le ministère allemand des affaires étrangères à propos de la création de trois écoles turques à Berlin, Cologne et Francfort. Soumis à la critique, l’accord échoue en raison de la résistance des Länder concernés. Lors des discussions au Bundestag, le député libéral (FDP) Peter Heidt avait déclaré que le ministère des affaires étrangères se devait de « veiller à ce que les écoles turques en Allemagne ne deviennent pas une porte d’entrée pour les idéologies d’Erdogan », ajoutant que rien ne devrait y être enseigné « qui contredise nos intérêts et nos valeurs .

Même son de cloche, à la même période, en France, lorsque deux projets d’écoles turques à Paris et à Strasbourg ont été soumis à la discussion. Le ministre de l’éducation de l’époque, Jean-Michel Blanquer, motiva son refus en invoquant les « trop nombreux gestes inamicaux venant de Turquie » : « Si nous avions un Etat neutre sur le plan idéologique et religieux, qui ne cherche pas ces logiques d’expansion, bien entendu, il y a toujours des possibilités de discuter. Mais ça n’est pas la situation que nous avons aujourd’hui. »

Si Ankara maintient sa ligne de fermeté, les établissements privés allemands et français pourraient se trouver, à terme, dans une situation financière difficile. Du côté des familles, et même parmi celles qui ne sont pas directement inquiétées, la décision d’Ankara n’a pas fini de susciter des troubles. Plusieurs parents ont envisagé de retourner en France ou en Allemagne. Certains ont émis l’idée de rendre leur nationalité turque. , confie une mère d’élève, sous le couvert de l’anonymat.

Cours de langue et de culture

Officiellement, des négociations sont toujours en cours. Mi-août, les directions d’établissement ont accepté d’intégrer en plus du programme habituel un parcours turcophone obligatoire, de quatre heures au collège et trois heures au lycée, pour les ressortissants turcs, y compris les binationaux. Des cours de langue, de culture, de littérature et d’histoire turques qui ne pourront être dispensés « que par des enseignants citoyens de la République de Turquie« , précise le ministère de l’éducation turc, et ce « jusqu’à ce que ces écoles obtiennent » un statut légal.

« Ces écoles sont anciennes et bien connues des Turcs rappelle Sebnem Gumuscu, professeure spécialiste de l’islam politique. « La demande d’inscriptions d’élèves de nationalité turque est croissante, on dit même que des cadres du parti au pouvoir, l’AKP (Parti de la Justice et du développement), y ont mis leurs enfants. Alors pourquoi une telle décision ? Parce que le gouvernement et son partenaire de coalition, le MHP (Parti d’action nationaliste) sont déterminés à empêcher leurs citoyens de se soustraire au programme islamique et nationaliste qu’ils tentent de mettre en place d’une manière toujours plus intense. »


Dans son sermon distribué dans les 81 provinces turques, le 23 août, la direction des affaires religieuses a appelé les parents « à faire les efforts nécessaires pour que [les] enfants choisissent des cours de religion« . L’avant-veille, le ministère de l’éducation avait exigé, sans donner la liste des établissements visés, que trente écoles privées dont les noms ne sont pas en turc se trouvent « un nouveau nom ».

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