« Les appareils fabriqués par une société turque auraient joué un rôle dans l’attaque du croiseur russe « Moskva », qui a coulé jeudi en mer Noire » écrit Marie Jégo dans le Monde du 19 avril 2022
Les livraisons par la Turquie de drones armés Bayraktar TB2 à l’armée ukrainienne qui les utilise avec une efficacité redoutable contre les colonnes blindées russes et vante leurs prouesses sur les réseaux sociaux, constitue depuis plusieurs semaines une pomme de discorde entre Moscou et Ankara.
Capables de voler pendant vingt-quatre heures à plus de 18 000 pieds dans un rayon d’action estimé à 150 kilomètres, dotés de plusieurs missiles, ces engins d’attaque avaient déjà fait leurs preuves en Syrie, en Libye et lors de la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour le contrôle de la région du Haut-Karabakh, à l’automne 2020.
L’Ukraine en avait acquis une vingtaine avant la guerre et une dizaine de plus a pu lui être livrée après l’invasion russe, ce qui a achevé d’irriter le président Poutine. « Les Russes avaient l’habitude de se plaindre et ils se plaignent en ce moment », a confié un haut fonctionnaire d’Ankara à l’agence Reuters le 8 avril.
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Le récent naufrage du Moskva, le navire amiral de la flotte russe en mer Noire, a probablement encore avivé les griefs de Moscou. Des drones TB2 auraient joué un rôle dans la disparition du croiseur, qui a sombré au large d’Odessa le 14 avril, après avoir été semble-t-il touché par deux missiles ukrainiens.
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Selon des médias turcs et ukrainiens, peu avant la frappe, deux TB2 auraient survolé le navire, à des fins de renseignement, de brouillage, ou bien pour servir de leurre. C’est en partie grâce à l’action de ces appareils que les militaires ukrainiens ont pu tirer avec succès deux missiles sur le navire pourtant équipé d’un puissant radar et d’un système antimissile. Moscou affirme que son croiseur a coulé à la suite d’un incendie accidentel, mais sans convaincre.
« Vulnérabilité des systèmes russes »
« La guerre en Ukraine a révélé la vulnérabilité des défenses aériennes russes face aux drones de fabrication turque, en particulier les TB2 », souligne Can Kasapoglu, un expert militaire averti, sur le site du think tank Hudson Institute le 15 avril. On ne compte plus les systèmes russes antiaériens SAM qui ont été détruits en Ukraine par des TB2. D’autres systèmes, tels que les Tor-M2 et les Pantsir, que la Russie affirme pourtant avoir modernisé de façon à intercepter les drones, n’ont pas davantage résisté.
« La vulnérabilité des systèmes russes a été documentée à plusieurs reprises et dans diverses situations – en Syrie, au Haut-Karabakh, en Libye et maintenant en Ukraine. Si l’armée russe ne peut pas faire face aux drones sur son champ de bataille le plus important sur le plan géopolitique, cela signifie que ses systèmes de défense aérienne ne sont pas à la hauteur », estime M. Kasapoglu.
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Le problème risque de s’aggraver. « Sur un marché international des drones armés en plein essor, le nombre de fournisseurs et de produits augmente rapidement. Les chances que l’industrie d’armement russe suive le rythme sont donc extrêmement faibles. »
En avril 2021, Sergueï Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, avait déjà accusé Ankara d’encourager « les sentiments militaristes » des Ukrainiens en leur fournissant ces drones relativement bon marché (4,6 millions d’euros).
« Tout le monde en veut »
Le plus souvent, les Turcs rétorquent que la vente des TB2 est du ressort exclusif de Baykar, la société privée qui les fabrique et sur laquelle le gouvernement n’a aucune prise malgré les apparences. Car l’homme qui les a conçus et leur a donné son nom, Selçuk Bayraktar, est aussi le gendre du président Recep Tayyip Erdogan.
« Il s’agit de produits achetés par l’Ukraine à une entreprise turque privée. Les entreprises privées de l’industrie de la défense peuvent conclure de tels accords avec des pays. Il ne s’agit pas d’une aide de la Turquie. De plus, l’Ukraine n’est pas le seul pays à acheter le Bayraktar TB2. Tout le monde en veut », a déclaré au début du mois de mars le vice-ministre turc des affaires étrangères, Yavuz Selim Kiran.
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La Turquie, qui coopère étroitement avec la Russie dans les domaines de l’énergie, du commerce et de la défense, n’a pas l’intention de renoncer à son partenariat avec l’Ukraine, aux côtés de laquelle elle s’est rangée dès les premiers jours du conflit, qualifiant l’invasion russe d’« inacceptable ».
Marie Jégo(Istanbul, correspondante)