Passage obligé entre la mer Noire et la Méditerranée, les voies maritimes du Bosphore et des Dardanelles sont traversées chaque année par près de 40.000 navires.
Le 8 janvier 2024, Pauline Garaude, Slate.
Au carrefour de l’Asie, de l’Europe et du Moyen-Orient, membre de l’OTAN depuis 1952 et abritant une base utilisée par l’armée de l’air des États-Unis et servant de support aux opérations de l’OTAN, la Turquie jouit d’une force stratégique éminente, renforcée par la place spécifique que lui confère la convention de Montreux de 1936 sur la gestion des détroits des Dardanelles et du Bosphore.
La convention limite également le trafic naval des puissances non riveraines de la mer Noire (majoritairement celles de l’OTAN). Depuis la guerre en Ukraine, la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan a ainsi vu son rôle dans le bassin pontique renforcé, s’imposant plus que jamais aux Russes et aux Occidentaux comme une puissance incontournable.
Deuxième voie maritime au monde
Selon certains experts, autour de 40.000 navires transitent chaque année par le détroit du Bosphore (35.146 en 2022, selon le site informare.it), ce qui en fait la deuxième voie maritime la plus empruntée au monde après le détroit de Malacca (64.000 navires en 2023) détenu par l’Indonésie et le canal de Suez (24.820 navires en 2022).
Mais en matière de volume de marchandises, la mer Noire ne représente «que 4,5% du commerce maritime mondial, qui se chiffr[ait] à 11 milliards de tonnes en 2022», précise Paul Tourret, directeur de l’Institut supérieur d’économie maritime (Isemar). «Son économie repose sur deux piliers: les céréales en provenance de Russie et d’Ukraine, et les hydrocarbures russes», poursuit ce docteur en géographie. L’embargo des pays occidentaux sur le pétrole russe n’aura pas empêché le transit. Bien au contraire.
Comme le note l’analyste Yörük Isik, directeur de l’observatoire du Bosphore à Istanbul, «la Russie a créé une flotte alternative, principalement composée de vieux navires, avec des sociétés-écrans majoritairement basées en Inde. Le trafic de pétrole brut par le Bosphore a même augmenté.»
Pour exporter leur or noir, les tankers de Moscou sont contraints de passer par la mer Noire et les deux détroits turcs, mais arrivés en Grèce, ils prennent le cap vers la Chine et l’Inde via le canal de Suez et livrent au passage leurs partenaires en Afrique. Du pétrole, donc, et aussi beaucoup de gaz, la Turquie étant dépendante du gaz russe. «Il n’y a eu aucune modification des flux de livraison depuis la guerre en Ukraine et l’embargo», commente Didier Billion, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient et directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS).
Plus de navires de l’OTAN
Grâce à la convention de Montreux qui détermine l’exercice de la libre circulation dans ces eaux, la Turquie a la possibilité de gérer ses détroits et d’arbitrer la présence des navires étrangers dans la mer Noire. Cet accord, signé par dix pays en 1936, attribuait à la République kémaliste un rôle de «puissance d’équilibre» entre la Russie et l’Occident. Une place qu’elle continue de revendiquer en ménageant ses relations diplomatiques tant avec Moscou qu’avec Washington et l’Occident.
«Les forces de l’OTAN ne peuvent pas entrer massivement en mer Noire, ce qui préserve les intérêts russes, tandis que la flotte russe de la mer Noire ne peut quant à elle pas investir substantiellement la Méditerranée, apaisant ainsi les inquiétudes occidentales. Ce traité a fondé l’approche traditionnelle turque d’équilibre entre les grandes puissances», rappelle Arnaud Peyronnet, membre associé de l’Observatoire stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, dans un article intitulé «Les détroits turcs au cœur de la géopolitique d’Ankara».
Selon les chiffres qu’il avance, les navires de l’OTAN (dont la durée de présence est limitée par la convention de Montreux) seraient passés de quatre-vingt jours de présence en mer Noire en 2020 à cent-vingt en 2021. De quoi inquiéter Moscou, qui redoute l’encerclement occidental dans ce que le Kremlin voit comme son arrière-cour stratégique. La décision de la Turquie, depuis le 1er mars 2022, de fermer les détroits du Bosphore et des Dardanelles à tout trafic naval militaire a toutefois été un soulagement pour la Russie qui, selon Yörük Isik, est en train de changer la donne.
«Pour la Turquie, la convention de Montreux a permis de maintenir la paix en mer Noire, mais la Russie a détruit l’équilibre politique existant. Il est impossible que les choses restent ainsi.» C’est là que l’on mesure à quel point la mer Noire est un terrain de rivalités des enjeux stratégiques russes, turcs… «et américains, car depuis la guerre en Ukraine, Ankara poursuit son rapprochement avec Washington et veut être le bon élève de l’OTAN», précise Didier Billion.
Le «projet fou» du canal d’Istanbul
Le canal d’Istanbul, connu sous le nom de «projet fou», une expression employée par le président turc lui-même, et qui vise à concurrencer le canal de Suez, fait lui aussi des vagues. Initialement prévu pour 2023, il devait, selon Recep Tayyip Erdoğan, «sauver l’avenir». «Nous ouvrons une nouvelle page dans le développement de la Turquie», affirmait le président turc en 2021 lors d’une journée d’inauguration.
L’idée? Offrir une alternative au détroit du Bosphore pour accueillir plus de navires de gros gabarit et donc de tonnage. Comme le détaille Didier Billion, «avec un coût estimé à 15 milliards de dollars [13,6 milliards d’euros, ndlr], ce canal ferait 45 kilomètres de long, 150 mètres de large et 25 mètres de profondeur. Cela permettrait à des porte-conteneurs de transiter entre la mer Égée et la mer Noire sans passer par une partie des détroits couverts par la convention de Montreux.»
Ce canal remettrait-il en question ce traité? C’est là l’un des débats qui agitent la Turquie, au point que Recep Tayyip Erdoğan avait dû calmer le jeu en 2021, affirmant que «tant que le canal soulagera la lourde charge maritime du Bosphore, la Turquie obtiendra également une alternative sous sa pleine souveraineté en dehors des limites de Montreux». Le traité couvre les deux détroits. Donc, «en construisant un seul canal, il n’est pas possible d’échapper aux règles. Mais si un deuxième canal est envisagé pour contourner les Dardanelles, alors la convention ne s’appliquerait plus», détaille Yörük Isik.
Pourquoi la Turquie prendrait-elle le risque de perdre ses privilèges de Montreux grâce auxquels elle a le dernier mot sur ce qui entre et sort de la mer Noire? Le canal serait-il sous arbitrage international? Comment pourrait-elle financer ce projet alors que le pays est au bord de la banqueroute?
C’est dans le cadre d’un vaste projet immobilier que s’inscrit le canal d’Istanbul. «Il prévoit la construction d’une grande zone d’habitation et de bureaux, un aéroport, un pont dont les pilier sont déjà sortis de terre, notamment grâce aux grues du Qatar», expose Paul Tourret. Si Recep Tayyip Erdoğan a inauguré ce vaste chantier le 27 juin 2021, le canal, lui, semble encore un sujet trop sensible pour voir les premiers coups de pioche.