L’autoritarisme s’enracine de plus en plus à travers le monde, et les médias indépendants sont dans son collimateur. De la Turquie à la Russie, de la Chine au Salvador, de plus en plus de journalistes et de rédactions s’installent à l’étranger pour rendre compte librement des événements dans leur pays d’origine. Devin Windelspecht, IJNET Réseau International des Journalistes, 26 avril 2023.
Les médias hybrides, c’est-à-dire ceux dirigés par des reporters en exil en collaboration avec des journalistes locaux toujours présents dans le pays, sont « un phénomène qui prend de l’ampleur », a déclaré Sharon Moshavi, la présidente de l’ICFJ, lors d’une table ronde qu’elle a animée au Festival international du journalisme à Pérouse, en Italie.
Les journalistes qui travaillent pour ces médias doivent faire face à des risques importants pour leur sécurité, au manque de financement et à la difficulté d’atteindre les lecteurs dans leur pays d’origine.
Plusieurs personnalités se sont jointes à Mme Moshavi pour discuter de la croissance des médias hybrides et des défis qu’ils doivent relever : Yavuz Baydar, responsable éditorial de Free Turkish Press, qui couvre le gouvernement de plus en plus autocratique du président Recep Tayyip Erdoğan en Turquie ; Sveta Dyndykina, co-fondatrice de ROMB, qui diffuse des informations indépendantes au public russe dans un contexte de forte censure et de propagande ; et Tinshui Yeung, ancien lauréat Knight Innovation de l’ICFJ, qui étudie comment les nouvelles technologies peuvent aider les journalistes du monde entier, y compris ceux de Hong Kong, sa ville natale, à travailler dans des conditions plus sûres.
Voici quelques apprentissages-clefs de la session.
Sûreté et sécurité
Les médias hybrides russes s’appuient sur des journalistes indépendants qui se trouvent encore dans le pays pour couvrir les manifestations contre la guerre et d’autres événements que le gouvernement considère comme politiquement dangereux, explique Mme Dyndykina.
Ces reporters ne bénéficient généralement pas de la formation et du soutien en matière de sécurité dont bénéficient de nombreux journalistes employés à temps plein. « Le plus grand défi est d’assurer la sécurité des journalistes indépendants« , dit-elle. « Ceux qui restent [en Russie] sont extrêmement courageux, mais ils ont besoin d’un soutien institutionnel.”
Les reportages indépendants des médias hybrides exposent également leurs journalistes en exil à des risques de violence de la part des partisans du régime dans les pays où ils se sont délocalisés. M. Baydar se souvient d’un journaliste turc à Berlin et de deux autres en Suède qui ont été attaqués, dont un tombé dans le coma à cause de ses blessures à Stockholm. « Mes collègues ressentent cette haine en permanence », raconte M. Baydar.
Ces mêmes journalistes qui se sont installés à l’étranger peuvent être détenus s’ils retournent dans leur pays d’origine. Leurs familles et leurs amis, en particulier ceux qui sont restés au pays, sont également en danger.
« Le danger est partout. Le fait d’être à l’étranger ne signifie pas que l’on est automatiquement en sécurité », rappelle M. Yeung. « Tout le monde a des contacts dans des environnements autoritaires.”
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Le manque de fonds
Le financement des médias hybrides est un autre défi. Selon M. Baydar, certains bailleurs de fonds sont frileux à l’idée de soutenir les médias qui critiquent les gouvernements autoritaires.
« Au fil du temps, on a constaté une réticence [de la part des financeurs] à remettre en question le régime turc », dit-il. Cette réticence s’explique par la crainte que la censure et la propagande de l’État soient « trop épaisses » pour que l’information indépendante puisse les pénétrer.
Le manque de financement est aggravé par le fait que les environnements médiatiques plus libres vers lesquels les rédactions concernées ont tendance à se délocaliser se trouvent dans des pays où le coût de la vie est plus élevé, comme en Europe de l’Ouest.
Atteindre ses publics
Les médias hybrides et les régimes autoritaires sont en conflit permanent. Alors que les premiers font de leur mieux pour atteindre leur public et s’y connecter, les seconds prennent des mesures pour restreindre l’accès aux médias indépendants.
En Turquie, remarque M. Baydar, le gouvernement interdit l’accès à de plus en plus de sites web. Les lecteurs de Free Turkish Press utilisent des VPN pour accéder au site lorsqu’il est interdit, mais cela n’est pas possible dans tous les pays. En Russie, par exemple, peu de gens ont accès à un VPN, explique Mme Dyndykina. Ainsi, ils s’appuient sur les réseaux sociaux, en particulier Youtube, pour accéder aux médias indépendants.
Constatant que les rédactions hybrides utilisent les réseaux sociaux pour atteindre leurs publics, les gouvernements ont tenté de les censurer. La Russie a déjà interdit Twitter et Instagram, et Youtube pourrait bientôt suivre. « Si les gouvernements bloquent Youtube, les médias indépendants disposeront d’une plateforme de moins pour atteindre leurs publics », explique Mme Dyndykina.
Même dans les environnements autoritaires où les réseaux sociaux ne sont pas totalement interdits, comme à Hong Kong, les lecteurs ont tendance à éviter de partager sur les plateformes des informations qui pourraient être considérées comme politiquement sensibles par le gouvernement, de peur d’être détenus, précise M. Yeung.
Bon nombre de ces articles sont donc partagés sur des applications de messagerie privée, telles que WhatsApp et Telegram. Toutefois, comme les algorithmes des réseaux sociaux ont tendance à récompenser une présence active lorsqu’ils poussent un contenu sur le fil d’actualité des utilisateurs, le partage privé a un impact négatif supplémentaire sur la capacité d’un média à atteindre son public.
Attirer les talents
Compte tenu des risques sécuritaires et du manque relatif de stabilité, trouver des journalistes pour travailler dans des médias hybrides est un autre obstacle majeur. Il est particulièrement difficile d’attirer des reporters locaux.
« Lorsque vous travaillez pour des médias hybrides, votre carrière est moins sûre », constate M. Yeung. « Il est donc très difficile de convaincre les gens d’y travailler à long terme, [et] d’amener les journalistes à se lancer dans une carrière au sein de médias hybrides.”
Le ROMB travaille avec des journalistes et des médias en Russie, raconte Mme Dyndykina : parmi les aménagements, sa rédaction a conclu des « accords informels » avec plusieurs médias locaux pour republier les reportages des uns et des autres. De cette manière, les médias locaux peuvent bénéficier d’une exposition internationale et les articles du ROMB peuvent mieux atteindre le public russe.
Ce système comporte toutefois des risques. Aujourd’hui, de nombreux journalistes locaux en Russie sont à la limite entre activiste et journaliste, ce qui peut faire d’eux des cibles du gouvernement. Par exemple, un journaliste local qui documentait une manifestation anti-guerre pour ROMB s’est joint à la manifestation après avoir pris les images, et a ensuite été arrêté, explique Mme Dyndykina.
La question que se posent de nombreux journalistes est la suivante : « Qui suis-je ? Suis-je d’abord un journaliste, ou suis-je un citoyen ? », indique Mme Dyndykina. « C’est une question à laquelle les journalistes russes sont confrontés tous les jours.”
Il est essentiel de trouver comment réduire la peur de nombreux journalistes qui travaillent dans des contextes autoritaires, remarque M. Yeung. L’autocensure est un problème majeur, non seulement pour les journalistes qui se trouvent encore à Hong Kong, mais aussi pour ceux qui, à l’étranger, ont de la famille ou des amis restés au pays.
M. Yeung encourage les journalistes de Hong Kong à réaliser des reportages plus longs et plus fouillés en utilisant un pseudonyme, au lieu de couvrir les actualités chaudes. Ce faisant, ils risquent moins d’être identifiés comme journalistes par les autorités.
Cependant, quelles que soient les précautions prises, il existe toujours un risque qu’un journaliste travaillant dans le pays soit détenu. Cela pose un dilemme éthique aux rédactions : comment équilibrer les risques inhérents à la sécurité et la valeur des reportages de leurs journalistes sur le terrain ?
« Si des journalistes sont détenus en raison de leurs reportages, cela signifie que vous avez malheureusement visé juste », conclut Mme Dyndykina.
Devin Windelspecht, IJNET Réseau International des Journalistes, 26 avril 2023.