Le «Reïs» poursuivra son jeu d’équilibriste en diplomatie: à la fois dépendant de Moscou et membre incontournable de l’Otan. Par Delphine Minoui dans Le Figaro du 30 mai 2023.
Recep Tayyip Erdogan avait lancé le pari d’un nouveau «siècle turc». Voilà qui est acté. Réélu avec 52 % des voix, et conforté par la victoire parlementaire de son parti, l’AKP, et de son allié d’extrême droite, le MHP, le président turc dispose de toute la latitude nécessaire pour consolider son pouvoir islamo-nationaliste, et balayer un peu plus l’héritage de la République laïque d’Atatürk, à l’approche de ses cent ans. Au terme d’une campagne aussi polarisante que déséquilibrée, les rêves d’un retour à l’État de droit nourris par l’opposition sont désormais douchés.
«L’élection de Kemal Kiliçdaroglu portait la promesse d’une ouverture démocratique. Dans son programme, il était question de réintégrer les fonctionnaires limogés. C’était un grand espoir pour les milliers d’enseignants purgés après le coup d’État raté de 2016», confie Zeynep Gambetti, professeur à la retraite de l’université du Bosphore. Au lieu de jouer la carte de l’apaisement, une fois reconduit, Erdogan préfère ignorer les demandes de libération des prisonniers politiques. Lors de son discours de victoire, dimanche 28 mai, il a fustigé une fois de plus ses adversaires en faisant huer le dirigeant kurde Selahattin Demirtas, embastillé depuis six ans.
Conforté par ses bons scores en Anatolie centrale et dans les régions sinistrées par le tremblement de terre du 6 février, le chef de l’État turc n’a déjà qu’une obsession en tête: reconquérir Ankara, la capitale, et surtout Istanbul – où il fit ses débuts politiques en tant que maire à la fin des années 1990 -, perdues en 2019. «Êtes-vous prêts à gagner Istanbul?», a-t-il lancé ce dimanche à la foule en référence aux prochaines municipales de 2024. De quoi présager de sombres mois à venir pour la presse indépendante, les activistes, les Kurdes et tout contre-pouvoir qui tenterait d’entraver son dessein.
«Une guerre culturelle»
Mais Erdogan est un politicien pragmatique. Connu pour ses sorties répétées contre les femmes, les LGBT, les «déviants» de tout poil, il sait aussi s’arrêter quand il le faut. «Malgré ses discours agressifs contre les LGBT, je ne pense pas qu’il ambitionne d’être aussi coercitif que Poutine ou encore Sissi, en Égypte. Pour lui, il s’agit plus d’une guerre culturelle entre deux segments opposés de la société. Il en est de même pour son rapport à la religion. S’il impose des taxes sur l’alcool, il ne le fait pas interdire, tout comme il n’est pas favorable à l’abaissement de l’âge du mariage des filles, pourtant demandé par certains membres de l’AKP», observe l’historien et spécialiste de la Turquie Howard Eissenstat. Erdogan le sait: la diversité culturelle de la Turquie est un moteur de son tourisme, source de revenus indispensable en pleine récession financière.
Après deux décennies au pouvoir, l’économie constitue le plus grand chantier qui attend le «Reis» turc. Malgré les colmatages populistes de ces derniers mois (augmentation des salaires, pré-retraite, aides sociales), la crise qui frappe la population est criante: inflation galopante, chômage à la hausse, chute de la livre turque – ce lundi 29 mai, au lendemain du second tour, elle a reculé à un niveau historique (1 euro pour 21,60 TL). La faute, selon les experts, à une politique de baisse des taux d’intérêt, à rebours de toute logique économique. «Contrairement aux convictions d’Erdogan, les faibles taux d’intérêt n’ont ni empêché l’inflation ni stimulé l’investissement et la création d’emplois. Au contraire, ils ont augmenté la consommation annuelle de 22 % sur ces deux dernières années, et donc les importations, en creusant le déficit de la balance commerciale», remarque Erinç Yeldan, professeur d’économie à l’université Kadir Has.
Rôle de médiateur entre Moscou et Kiev
Pour éviter la banqueroute, des mesures d’austérité s’annoncent inévitables. «La banque centrale est à cours de réserves. Erdogan n’a d’autre choix que de baisser les taux d’intérêt: une décision qu’il mettra sur le dos de la crise économique mondiale. Et comme il se trouve en position de force après sa réélection, il ne devrait pas avoir de mal à “vendre” ce programme à sa base, sous couvert de sacrifice collectif au nom de la grande nation turque», poursuit l’économiste. Dans la Turquie d’Erdogan, l’économie va aussi de pair avec la géopolitique. Elle continuera sans doute à influencer son jeu d’équilibriste en matière de diplomatie. Dépendant de Moscou dans sa consommation de gaz (les factures n’ont pas été payées depuis un an), le pays ne devrait pas connaître de grand changement dans sa relation à la Russie – qui vient d’inaugurer la première centrale nucléaire de Turquie. En parallèle, le président turc entend réaffirmer son rôle de médiateur entre Moscou et Kiev, à qui il fournit des drones de combat.
Le dégel amorcé depuis quelques mois avec les pays de la région – Israël, Arabie saoudite, Émirats, et dans une certaine mesure, la Syrie – est également parti pour durer. Lors d’un échange téléphonique, ce lundi, Erdogan et son homologue égyptien ont d’ores et déjà convenu de renforcer leurs relations et d’échanger des ambassadeurs, après des années de tension à l’issue de l’éviction de l’ex-président Mohamed Morsi en 2013. Membre incontournable de l’Otan, la Turquie pourrait aussi revenir à la table des négociations pour faire entrer la Suède dans l’Alliance atlantique – un sujet évoqué en début de semaine entre Erdogan et Joe Biden lors d’un appel du président américain pour le féliciter de sa victoire. Le blocage répété de ces derniers mois aurait servi, disent certains, de parfait fonds de commerce pour booster la fibre nationaliste des Turcs à l’approche du scrutin.