Le 12 Octobre 2023, Amnestie Internationale.
Le 28 septembre 2013, la Cour de cassation turque, la plus haute juridiction d’appel du pays, a confirmé les condamnations, sans tenir compte du fait que la Cour européenne des droits de l’homme a précédemment estimé qu’aucun fondement ne justifiait la détention ni le procès, et ordonné la libération immédiate d’Osman Kavala.
« En ignorant ces arrêts et les obligations de la Turquie en matière de droits humains, la Cour de cassation exacerbe le caractère profondément injuste de cette affaire, qui illustre tragiquement à quel point la Turquie s’éloigne de l’état de droit, a déclaré Helen Duffy, qui supervise le Turkey Litigation Support Project.
« Ce procès a donné lieu à de graves violations des droits d’Osman Kavala et de ses coaccusés, tout en démontrant de manière inquiétante que le système judiciaire turc est devenu un instrument de répression politique. »
Bien que le président Recep Tayyip Erdogan et les représentants du gouvernement turc ne cessent d’affirmer que les tribunaux turcs sont indépendants, le procès d’Osman Kavala et de ses coaccusés dément ces affirmations et montre que, dans des affaires clés présentant un intérêt pour le président, les procureurs et les tribunaux obéissent clairement à ses ordres.
Osman Kavala est condamné à la détention à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, après avoir été reconnu coupable de tentative de renverser le gouvernement sur la base de fausses accusations, selon lesquelles il aurait organisé et financé les manifestations du parc Gezi à Istanbul en 2013 contre un projet gouvernemental d’aménagement urbain. Quatre autres accusés – Çiğdem Mater, Can Atalay, Mine Özerden et Tayfun Kahraman – ont écopé d’une peine de 18 ans de prison pour l’avoir soi-disant aidé, tandis que le tribunal a annulé les condamnations à 18 ans d’emprisonnement de Mücella Yapıcı, Hakan Altınay et Yiğit Ekmekci, et a ordonné la libération de Mücella Yapıcı et Hakan Altınay dans l’attente d’un nouveau procès.
« Ce procès s’est ouvert six ans après les manifestations du parc Gezi, avec l’intention malveillante de les présenter comme le résultat d’un grand complot orchestré par un seul homme, Osman Kavala, a déclaré Hugh Williamson, directeur de Human Rights Watch pour l’Europe et l’Asie centrale.
« Pour y parvenir, l’accusation et les tribunaux ont dû volontairement ignorer toutes les preuves de grandes manifestations spontanées au cours desquelles la grande majorité des manifestant·e·s n’ont commis aucune violence et ont exercé leurs droits légitimes à la liberté d’expression et de réunion. »
Le jugement de 78 pages rendu par la Cour de cassation ne fait que reprendre les allégations de l’accusation figurant dans l’acte d’inculpation de février 2019, bien que la Cour européenne des droits de l’homme ait statué à deux reprises que cet acte n’offrait pas suffisamment de preuves pour justifier la détention, les poursuites ou la condamnation d’Osman Kavala et, par ricochet, des autres accusés.
Il est à noter, coup dur pour la Cour européenne des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe et les obligations de la Turquie en matière de droits humains, que la Cour de cassation ne fait aucunement référence aux multiples conclusions rendues à l’encontre de la Turquie dans cette affaire. En décembre 2019, la Cour européenne a ordonné la libération immédiate d’Osman Kavala et en février 2022, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, l’organisme chargé de contrôler la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne, a pris la décision quasiment inédite de lancer une procédure d’infraction contre la Turquie en raison de son refus de les mettre en œuvre.
Cela a conduit à un second arrêt de la Cour européenne condamnant la non-application du premier par la Turquie et la non-reconnaissance de l’arrêt de la Cour européenne par le tribunal turc ayant condamné Osman Kavala et ses coaccusés le 25 avril 2022. La décision de la Cour de cassation a réaffirmé ce rejet du rôle de la Cour européenne, sans mentionner cet arrêt.
Les alliés européens et internationaux de la Turquie, de manière unilatérale et par le biais d’organisations intergouvernementales, notamment le Conseil de l’Europe, l’Union européenne et les Nations unies, doivent remédier à cette injustice de toute urgence. Ils doivent traiter cette affaire comme une question prioritaire liée aux droits humains dans leurs relations mutuelles avec la Turquie et faire pression pour la mise en œuvre rapide et complète des arrêts de la Cour européenne, y compris la libération immédiate des accusés.
Ils doivent condamner fermement l’usage abusif du droit pénal à l’encontre des militant·e·s, des défenseur·e·s des droits, des journalistes et d’autres personnes accusées dans le cadre d’affaires politiques. Il faut des efforts soutenus pour garantir que la Turquie respecte et applique ses obligations relatives aux droits humains et les principes de l’état de droit, actuellement piétinés en toute impunité.
En fermant les yeux sur les arrêts de la Cour de Strasbourg, la Cour de cassation fait également fi de son obligation constitutionnelle de faire en sorte que la Turquie adhère aux décisions contraignantes de la Cour européenne, qui priment sur les arrêts des tribunaux turcs nationaux.
« Si l’état de droit fonctionnait, la Cour de cassation respecterait l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme ordonnant la libération immédiate d’Osman Kavala, a déclaré Temur Shakirov, directeur par intérim pour l’Europe et l’Asie centrale à la Commission internationale de Juristes (CIJ).
« Or, au mépris des preuves, elle a décidé qu’il valait mieux suivre l’opinion du président Recep Tayyip Erdogan, réaffirmée discours après discours, quant à la culpabilité d’Osman Kavala. »
LE RAISONNEMENT BIAISÉ DE LA COUR DE CASSATION
Dans sa décision du 29 septembre, la Cour de cassation s’appuie sur une chronologie des événements tirés de l’acte d’accusation de février 2019 qui, selon l’accusation, ont constitué les préparatifs des manifestations de Gezi : la réalisation d’une courte vidéo intitulée Rise up Istanbul avec un groupe d’acteurs en 2011, la production d’une pièce de théâtre à Istanbul sur un dictateur, de 2012 à 2013, et la création en 2012 de la plateforme de la société civile Taksim Solidarity, portant sur le projet très controversé d’aménagement de la place Taksim et du parc Gezi. La Cour n’a pas établi de lien de cause à effet entre ces activités légales et une quelconque infraction, ni fourni aucune preuve que ces activités démontrent l’implication d’Osman Kavala et des autres accusés dans un complot.
La décision de la Cour fait référence aux manifestations et aux soulèvements populaires dans divers pays du Moyen-Orient qui ont précédé le mouvement du parc Gezi, désignés par la suite sous le nom de « Printemps arabe », et aux mouvements non violents de désobéissance civile comme OTPOR en Serbie il y a 10 ans, sans établir leur pertinence par rapport à cette affaire.
Dans sa décision, la Cour cite des organisations de la société civile et assure qu’elles ont « soutenu et dirigé » les manifestations du parc Gezi, sans apporter aucune preuve. Elle nomme notamment l’Open Society Foundation, créée par le financier et philanthrope américain George Soros, et sa fondation philanthropique affiliée mais indépendante (aujourd’hui dissoute) en Turquie, Açık Toplum Vakfı. Osman Kavala était un membre fondateur du groupe et Hakan Altınay était directeur du conseil d’administration, à une période bien antérieure au mouvement du parc Gezi.
La Cour reprend sa théorie du complot, inspirée de tropes antisémites, de l’acte d’accusation initial : les organisations de George Soros auraient eu pour objectif de renverser les gouvernements dans divers pays en encourageant les soulèvements, et l’organisation turque Open Society Foundation et Osman Kavala auraient été impliqués dans ce processus sous couvert d’activités philanthropiques d’apparence innocente.
L’organisation de la société civile d’Osman Kavala, Anadolu Kültür A.Ş., qui soutient les arts, était également citée et les autres accusés étaient liés à Osman Kavala via cette organisation : le producteur de films Çiğdem Mater, employé comme conseiller, Mine Özerden, membre du conseil d’administration, et Yiğit Ekmekçi, directeur adjoint du conseil d’administration. Taksim Solidarity est citée comme l’organisation à laquelle participaient activement trois accusé·e·s – l’avocat Can Atalay, l’urbaniste Tayfun Kahraman et l’architecte Mücella Yapıcı.
La Cour de cassation approuve l’inclusion dans l’acte d’accusation des contacts d’Osman Kavala avec des organismes tels que la Commission européenne, des membres du Parlement européen, des diplomates, des missions diplomatiques et des organismes internationaux de défense des droits humains, à titre de preuves des efforts présumés déployés pour influencer l’opinion internationale contre le gouvernement turc.
La partie sur le financement présumé des manifestations cite les fonds alloués par l’Open Society Foundation à la Turkish Open Society et à Anadolu Kültür, mais elle omet que l’enquête officielle sur le financement cité dans l’acte d’accusation (le rapport MASAK) n’a relevé aucune preuve de transferts de fonds non enregistrés. La Cour s’appuie sur des exemples tirés de conversations enregistrées sur écoute, où Kavala a apporté des petits pains à des personnes qui campaient dans le parc, a parlé de l’obtention d’une table en plastique à utiliser dans le parc et de l’endroit où acheter des masques et des lunettes pour se protéger des gaz lacrymogènes des forces de l’ordre.
La décision de la Cour admet également comme preuves recevables un très grand nombre de conversations aléatoires, obtenues illégalement par écoute, entre les accusés et des tiers. Loin de révéler une quelconque activité criminelle, ces conversations montrent qu’ils étaient légalement engagés dans des organisations de la société civile et des activités militantes non violentes, et exerçaient leurs droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion. Ces activités sont strictement protégées en vertu du droit international, notamment par des traités auxquels la Turquie est partie, comme la Convention européenne des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ainsi que par la législation turque.
La décision rejette l’immunité parlementaire contre toute poursuite de l’un des accusés, Can Atalay. Cet avocat et militant a remporté un siège aux élections parlementaires de mai 2023, pour le Parti des travailleurs turcs (TİP). La Cour de cassation a décidé qu’il n’était pas protégé par l’immunité parlementaire au titre de l’article 83 de la Constitution turque en lien avec cette affaire, confirmant sa propre décision rendue le 13 juillet sur la question, et a confirmé sa condamnation. En parvenant à cette conclusion, elle rejette la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, rendue dans des conditions identiques, dans des arrêts relatifs à d’autres parlementaires emprisonnés, Ömer Faruk Gergerlioğlu et Leyla Güven, selon laquelle ils bénéficient d’une immunité et que le fait de les arrêter, de les poursuivre et de les incarcérer constitue une violation très grave de cette immunité.
Le débat d’urgence à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe se déroulera le 12 octobre.