« Le Musée national d’art moderne expose les œuvres de l’artiste turc qui lui ont été léguées par dation » rapporte Philippe Dagen dans Le Monde du 19 novembre 2022.
L’artiste turc Yüksel Arslan est né à Istanbul, mais, venu à Paris pour la première fois en 1961, il y a vécu par la suite l’essentiel du temps et y est mort le 20 avril 2017. S’est alors posée à ses descendants la question des droits de succession, qui a été réglée par le processus de dation validé en décembre 2020 : il permet à des héritiers de s’acquitter de ces droits en œuvres et non par un règlement financier. Une sélection choisie dans les 160 œuvres qui ont ainsi rejoint les collections nationales est présentée dans une salle du parcours permanent du Musée national d’art moderne à Paris (Beaubourg). Elle court de 1958 à 2017. Auparavant, une seule de ces œuvres avait été acquise, en 1987, par le Fonds national d’art contemporain, ce qui était dérisoire.
Arslan est en effet un artiste absolument singulier et du plus grand intérêt. Pour nommer ses œuvres et affirmer leur spécificité, il invente le mot « arture ». Une « arture » est une composition dessinée à l’encre et au crayon, rehaussée de pigments naturels aux dominantes ocre et bistre. Elle intègre parfois des collages. Mais elle est, plus souvent encore, presque autant écrite que dessinée, car l’ensemble des « artures » forme une encyclopédie qui ne néglige aucune science – anatomie, géologie, botanique, archéologie, histoire politique, histoire de l’art, etc. –, ni non plus aucune particularité de l’espèce humaine, de ses mœurs et de ses vices. L’œuvre ressemble parfois à une page prise à un manuel didactique ou à un livre d’école. La carte, le diagramme circulaire, la division en colonnes servent fréquemment. La longueur des textes varie de quelques mots à des paragraphes entiers. Chaque « arture » doit donc être observée et lue attentivement. C’est alors que se révèlent ensemble l’étendue des curiosités d’Arslan et l’acuité de son ironie, qui n’épargne ni ses semblables ni leurs activités privées et publiques.
Moines copistes
Les « artures » exposées traitent des origines et des évolutions des systèmes d’écritures entre Mésopotamie, Egypte, alphabet latin et caractères arabes ; mais aussi bien des pathologies mentales, de leurs manifestations dans le comportement et de leur classement par la psychiatrie ; et de l’accumulation du capital selon Karl Marx, dont la lecture en 1968-1969 contribua à convaincre Arslan qu’art et pensée devaient demeurer inséparables. Sur l’une des planches, consacrée aux silex taillés de très petites dimensions de la fin du paléolithique supérieur, en dessous de réflexions sur la présence de tels artefacts dans des régions du monde très éloignés, Arslan a ajouté une note autobiographique : « C’est encore et toujours chez moi la lecture des livres anciens et nouvellement parus qui m’a encouragé à travailler pour une nouvelle arture. » Ce pourrait être sa devise.
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On ne voit pas à quelle création contemporaine pourrait être comparée ces « artures ». Mais il arrive que l’on pense, devant certaines, à l’application forcenée des moines copistes des temps médiévaux, dont les lignes manuscrites étaient accompagnées par des enluminures aussi étranges et riches de suggestions que le sont les œuvres d’Arslan.
La dation Yüksel Arslan, au Centre Pompidou, Paris 4e. Du mercredi au lundi, de 11 heures à 21 heures. Entrée de 12 € à 15 €. Jusqu’au 22 janvier 2023.
Le Monde, 19 novembre 2022, Philippe Dagen