« Des « défenseurs de l’environnement » pilotés en sous-main par Bakou bloquent l’unique route reliant le Haut-Karabakh au monde extérieur. L’Azerbaïdjan espère ainsi faire pression sur Erevan pour obtenir l’ouverture d’un corridor routier vers la Turquie » rapporte Emmanuel Grynszpan et Marie Jégo dans Le Monde du 15 décembre 2022.
Manifestants azerbaïdjanais progouvernement et soldats des « forces de maintien de la paix » russes ont regardé ensemble le match France-Maroc en direct, au beau milieu de la route montagneuse de Latchine, pendant qu’en contrebas 120 000 Arméniens du Haut-Karabakh subissaient un troisième jour de blocus. Le corridor de Latchine, seule voie d’accès entre Arménie et Haut-Karabakh depuis la victoire militaire de Bakou en 2020, est bloqué à proximité de Choucha (Chouchi en Arménien) depuis le 12 décembre au matin par plusieurs dizaines d’Azerbaïdjanais protestant contre l’« exploitation illégale de minerais » par les Arméniens du Karabakh.
Bien que légitimes à première vue, les préventions environnementales dissimulent mal le projet du président Ilham Aliev d’exercer, au moyen du blocus, une pression maximale sur Erevan. L’Azerbaïdjan exige depuis deux ans que l’Arménie concède un corridor dit « de Meghri », reliant Bakou à l’exclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan, coincée entre le territoire arménien et l’Iran, laquelle est, à son extrémité nord, reliée par une route au territoire turc. Bakou entretient d’excellentes relations avec Ankara, son principal soutien militaire et diplomatique.
La Turquie arme et forme l’armée azerbaïdjanaise, en vertu d’un accord de coopération militaire signé en 2010. En septembre, cette coopération a été renforcée par la nomination du général turc Bahtiar Ersaï au poste de conseiller du ministre de la défense azerbaïdjanais, Zakir Hasanov. Bakou et Ankara souhaitent renforcer leurs relations économiques grâce à une voie terrestre. Les deux pays ont des relations tendues avec Téhéran et exécrables avec Erevan, tandis que ces deux derniers s’opposent à la création d’un corridor turco-azerbaïdjanais, surtout s’il s’accompagne d’une perte de souveraineté arménienne sur sa frontière avec l’Iran. L’Arménie n’a que deux frontières ouvertes, l’une au nord avec la Géorgie, l’autre au sud avec l’Iran, pays avec lequel les relations commerciales se sont beaucoup développées, ces dernières années. Erevan achète notamment du gaz iranien, qu’elle paye en fournissant de l’électricité à la République islamique.
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Mettant dans la balance les corridors de Latchine et de Meghri, Bakou a plusieurs fois menacé de couper le premier si le second n’était pas ouvert. Le passage à l’acte a brutalement coupé l’unique voie de ravitaillement des Karabakhtsy, empêchant 1 100 résidents, dont 270 enfants, de rentrer chez eux, selon le site d’information arménien 24news.am. Les responsables du gouvernement de facto du Karabakh ont rapporté, le soir du 13 décembre, que l’Azerbaïdjan avait coupé l’approvisionnement en gaz du territoire.
Oligarque russe en ligne de mire
Le ministère des affaires étrangères azerbaïdjanais a toutefois nié toute responsabilité dans le blocage de la route, suggérant que les Forces de maintien de la paix russes en seraient responsables, du fait de leur mandat consistant à assurer la sécurité du corridor de Latchine. Le ministère affirme, en outre, que le but de la manifestation des « militants écologistes (…) n’est pas de bloquer les routes et que les véhicules civils peuvent circuler librement dans les deux sens ».
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Les manifestants clament qu’un « couloir humanitaire » est prévu pour les ambulances, tandis que la partie arménienne soutient qu’aucun véhicule civil ni médical n’a pu emprunter le corridor de Latchine depuis le 12 décembre. Au passage, le ministère des affaires étrangères azerbaïdjanais souligne que « la question des droits et de la sécurité des résidents arméniens vivant dans la région du Karabakh est une affaire domestique », dans la mesure où le Haut-Karabakh se situe de jure sur le territoire de l’Azerbaïdjan depuis l’indépendance du pays, en 1991.
Signe supplémentaire de la convergence entre les manifestants « écologistes » et le régime de Bakou, le chef du département des relations extérieures de l’administration présidentielle, Hikmet Hajiyev, s’en est pris, le 14 décembre, au milliardaire russe naturalisé arménien Ruben Vardanian, qui « ne sera pas autorisé à piller les ressources naturelles de l’Azerbaïdjan et à causer de graves dommages à l’environnement ». Ruben Vardanian avait été nommé, le 4 novembre, ministre d’Etat de la république autoproclamée du Haut-Karabakh.
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Impuissants à lever un blocus imposé par quelques dizaines de manifestants azerbaïdjanais, les soldats du contingent russe de maintien de la paix font pâle figure. Lors de leur rapide déploiement signalant la fin du conflit armé en 2020, ils symbolisaient le retour musclé de la Russie sur le versant sud du Caucase. Réduits au rang de spectateurs d’un conflit qui les dépasse, les Russes ont aujourd’hui perdu la confiance des Arméniens et le respect des Azerbaïdjanais.
Le Monde, 15 décembre 2022, Emmanuel Grynszpan et Marie Jégo