Depuis plus de trois mois, le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan et les représentants du parti prokurde DEM ont amorcé un cycle de consultations sans que ses objectifs soient clairement définis.
Lorsque, en 2013, le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan rend public l’existence de négociations avec Abdullah Öcalan, le chef du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), détenu depuis 1999 sur l’île-prison d’Imrali (ouest de la Turquie), la démarche suscite immédiatement l’espoir d’une résolution du conflit kurde. Cette tentative de mettre fin à plusieurs décennies de guerre est alors sans précédent.
Les observateurs saluent une baisse des violences sur le terrain, et tous s’accordent à dire que les deux parties, avec l’intermédiaire de la formation politique prokurde HDP (le Parti démocratique des peuples), semblent engager un dialogue sérieux sur des principes de démocratie et de droits. Dans une lettre, le chef rebelle kurde ira même jusqu’à appeler les combattants du PKK à déposer les armes et à quitter la Turquie, affirmant que le temps est venu de « faire prévaloir la politique ».
Et pourtant, ce premier processus de paix échouera. Les législatives de 2015, marquées par une percée des élus prokurdes, privant le parti d’Erdogan, le Parti de la justice et du développement (AKP), d’une majorité parlementaire absolue, entraînent une reprise des tensions, suivies d’affrontements entre le PKK et Ankara, continuation du cycle de la guerre, qui se déplacera par la suite dans les montagnes du nord de l’Irak et en Syrie.
Cycle de consultations
Dix ans plus tard, Ankara a décidé de relancer un processus de négociations. Depuis plus de trois mois, le gouvernement de coalition d’Erdogan et les représentants du parti prokurde DEM (le Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie, successeur du HDP menacé d’interdiction) ont amorcé un cycle de consultations entre les différents partis et les dirigeants kurdes emprisonnés. Mais force est de constater que celui-ci ne suscite plus autant d’enthousiasme. Au contraire même, l’initiative de dialogue et de main tendue mise en scène par le pouvoir depuis le mois d’octobre 2024 ne convainc pas, et semble même poser plus de questions qu’elle n’en résout.
Les rencontres se tiennent en comité restreint et derrière des portes closes. Les objectifs restent flous, et les messages contradictoires envoyés par l’exécutif n’aident pas non plus. Tantôt c’est la possibilité pour la Turquie d’accomplir des progrès significatifs et de « mettre fin au fléau du terrorisme » qui est mise en avant, comme l’a encore répété, sur le ton de l’apaisement, le chef de l’Etat la semaine dernière ; tantôt les autorités recommencent à poursuivre et incarcérer des élus issus de la formation prokurde. La confusion est telle qu’à peine 22 % des personnes interrogées, selon un sondage MetroPOLL, publié le 15 janvier, disent soutenir le nouveau processus.
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La surprise est d’abord venue du leader d’extrême droite Devlet Bahçeli (Parti d’action nationaliste, MHP), figure historique de l’ultranationalisme turc. D’habitude prompt à faire l’amalgame entre les élus prokurdes et le PKK, quand il ne nie pas purement et simplement l’existence d’une identité kurde, l’allié et symbole vivant, à 77 ans, du virage autoritaire de Recep Tayyip Erdogan a pris l’initiative, à l’ouverture de la nouvelle session parlementaire, le 1er octobre 2024, de venir saluer les députés du DEM. L’image a immédiatement fait la une des médias et des réseaux sociaux. Un tel geste, de mémoire turque, n’avait pas été observé depuis plus d’une décennie.
Devant les journalistes, Devlet Bahçeli a dit, tout sourire : « Nous entrons dans une nouvelle période : si nous recherchons la paix dans le monde, nous devons d’abord établir la paix dans notre propre pays. » Cette déclaration est une allusion directe au discours tenu quelques minutes auparavant par le chef de l’Etat au sein du Parlement, dans lequel il appelait à la réconciliation à l’intérieur du pays, tout en mettant en garde contre « l’expansion des guerres dans la région ».
La crainte d’accords entre le PKK et l’Iran
A peine une semaine plus tard, le site d’information en ligne Al-Monitor révèle que des pourparlers exploratoires en vue d’une reprise des négociations entre le gouvernement et le chef kurde incarcéré sont en cours. Pourquoi ? Le gouvernement turc, écrit la journaliste Amberin Zaman, est contraint par la menace d’une conflagration plus large au Moyen-Orient. Ankara craint, avance-t-elle, que, en cas de réponse d’Israël à l’attaque de missiles iraniens sur le territoire israélien le 1er octobre 2024, les gardiens de la révolution puissent conclure des accords avec le PKK, un scénario qui risque de renforcer l’ensemble des forces kurdes tout le long de la frontière turque.
Le 22 octobre 2024, Devlet Bahçeli va encore plus loin. Devant les députés de son groupe parlementaire, il propose qu’Abdullah Öcalan vienne s’exprimer à l’Assemblée pour inciter les combattants de son organisation à renoncer à la lutte armée. Face aux élus de son parti médusés, il laisse même entrevoir une possible libération du chef honni kurde en cas de dissolution du PKK.
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Dès le lendemain, Abdullah Öcalan reçoit la visite, sur son île-prison, des membres de sa famille, une première après quarante-trois mois passés à l’isolement. Mais il faudra attendre encore une semaineavant que le président y aille de son couplet. Dans un discours retransmis à la télévision, Recep Tayyip Erdogan confirme qu’une nouvelle période de détente est en cours. Il qualifie l’idée de « courageuse » et d’« opportunité sans précédent », remerciantDevletBahçeli, « un leader qui pourrait changer le cours de l’histoire ».
Pour de nombreux observateurs, cette semaine de silence du chef de l’Etat dénote toutefois l’absence de véritables objectifs communs des deux têtes du pouvoir. « Depuis le début, observe le journaliste Irfan Aktan, Bahçeli craint une possible création d’un Etat kurde aux portes de la Turquie et fait donc tout pour éviter un tel scénario. Son but, qui s’est même renforcé avec les événements syriens, est de protéger l’Etat turc quitte à passer par plus de droits pour les Kurdes, voire à libérer Öcalan. Contrairement à Erdogan, Bahçeli se fiche de perdre des voix, il préfère négocier avec un Öcalan qu’avec, par exemple, Washington ou Israël, qui soutiennent les Kurdes de l’autre côté de la frontière. »
Séduire les électeurs
Pour le politologue Tezcan Gümüs, Erdogan et l’AKP ont une approche « éminemment plus transactionnelle » : « Ils cherchent à obtenir le soutien des forces politiques kurdes afin d’obtenir le nombre d’amendements constitutionnels nécessaires permettant de consolider et de perpétuer le pouvoir du président. » En promettant la paix avec le PKK, souligne le spécialiste, le pouvoir cherche à séduire les électeurs qui aspirent à la stabilité : « Dans le même temps, la répression persistante des politiciens kurdes fait office de “bâton” dans cette équation. En favorisant ce climat de peur, le pouvoir fait pression pour que le DEM adopte le rôle d’une opposition soumise et “loyale”. »
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Le soir même du discours du chef de l’Etat, on apprenait l’arrestation d’un élu d’un des plus grands arrondissements d’Istanbul, accusé d’appartenance au PKK. Quatre jours plus tard, ce sont trois maires du DEM, dans le sud-est à majorité kurde du pays, qui ont été démis de leurs fonctions.
Lorsque la formation prokurdeDEM propose d’envoyer ses deux coprésidents pour rencontrer Abdullah Öcalan, les autorités d’Ankara refusent et leur préfèrent deux députés. « Tout cela montre à quel point ce processus est une farce, cingle Ezgi Basaran, ancienne journaliste et politologue à Oxford (Royaume-Uni). Son objectif n’est pas de résoudre la question kurde, mais de la contrôler. Soyons clairs : il ne s’agit pas d’égalité des droits ou de réformes globales dans le sud-est de la Turquie. Le gouvernement d’Erdogan cherche à tirer parti de ce qui reste de l’influence d’Öcalan en Turquie et sur les dirigeants kurdes en Syrie pour façonner leurs actions. »
Le feu vert donné par le ministère de la justice à l’entrevue avec Öcalan a finalement lieu le 28 décembre 2024. Dans une note rendue publique après celle-ci, le fondateur du PKK affirme que le rapprochement entre Turcs et Kurdes est une « responsabilité historique », se disant « déterminé pour apporter une contribution positive au nouveau paradigme lancé par MM. Bahçeli et Erdogan ». S’ensuivent trois semaines d’intenses réunions, où la délégation de la formation prokurdemultiplie les rencontres avec les représentants des principaux partis politiques.
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Les 11 et 12 janvier, les deux députés DEM se sont entretenus avec les anciens coprésidents de l’ex-HDP incarcérés, Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, qui ont exprimé, eux aussi, leur soutien aux efforts en cours. Dans un communiqué, le DEM a tenu à affirmer que, « malgré les difficultés », il prévoyait une nouvelle visite sur l’île-prison d’Imrali. Celle-ci a été fixée par Ankara au mercredi 22 janvier. L’entretien a duré quatre heures. Dans un court communiqué publié le lendemain, la délégation a simplement déclaré que le processus se poursuivait.