« La romancière turque, exilée en Allemagne depuis 2016, vient d’apprendre que son nouveau procès se tiendrait le 16 décembre. Le triste exemple de la répression du régime de Recep Tayyip Erdogan qui s’abat sur les intellectuels » says Marine Landrot in Télérama.
Le mot « acquittement » a perdu son sens en Turquie. Il ne permet pas de crier victoire, ni même de pousser un soupir de soulagement. Il fait partie d’un arsenal sophistiqué de destruction psychique, utilisé dans des simulacres de procès, où une justice rendue en dépit des lois joue avec les nerfs des accusés. Asli Erdogan en fait une nouvelle fois l’amère expérience. Libérée après quatre mois de détention pour ses écrits humanistes qualifiés de « propagande » et de « tentative de porter atteinte à l’intégrité de l’État », elle vit exilée en Allemagne depuis 2016. À la Saint-Valentin 2020, au terme d’années d’attente et d’audiences sans cesse ajournées, passible de « perpétuité incompressible », l’autrice apprenait qu’elle était acquittée.
Toute à la joie de cette nouvelle, la communauté internationale bruissait alors d’hommages à son engagement irréductible et à son écriture flamboyante. Asli Erdogan se réjouissait à l’idée de regagner bientôt son appartement d’Istanbul. C’était sans écouter la sonorité sinistrement prémonitoire du titre de son recueil d’articles (qui lui valent l’ire persistante du pouvoir en place), Le silence même n’est plus à toi…
C’est fini, ça recommence
Le silence du calme après la tempête profite au régime liberticide, qui peut alors réactiver ses persécutions, à titre de vengeance, dans la naïve indifférence du monde. Asli Erdogan vient en effet de recevoir une convocation pour un nouveau procès qui se tiendra le 16 décembre prochain. C’est fini, ça recommence. Le procureur n’avait pas rejeté l’acquittement à l’issue du premier procès, comme il en avait le droit ? Qu’à cela ne tienne, un nouveau procureur s’en charge, un nouveau dossier est ouvert dans un autre tribunal, et l’acquittement est annulé.
Comme la fois précédente, Asli Erdogan est accusée d’avoir tenu un discours de « propagande » au fil de quelques articles publiés dans Özgür Gündem, des reportages d’une qualité littéraire exceptionnelle, au plus près de la douleur des opprimés de son pays. La collaboration de la romancière à ce journal, où elle avait le titre symbolique de « conseillère », restait très ponctuelle.“Qu’une non-Kurde soutienne les Kurdes est impardonnable selon eux. Ils me persécutent depuis cinq ans pour cela.” Asli Erdogan
« Ils veulent me punir d’avoir écrit que des civils kurdes ont été massacrés par les militaires turcs. C’est pourtant la stricte vérité, officiellement reconnue par l’ONU. Qu’une non-Kurde soutienne les Kurdes est impardonnable selon eux. Ils me persécutent depuis cinq ans pour cela… » déplore Asli Erdogan, jointe par Télérama. Titulaire pour encore un an d’une bourse du Pen Club réservée aux écrivains en exil, elle a quitté Francfort pour Berlin, où elle habite aujourd’hui, dans une solitude anxieuse et désespérée : « Sortir de prison ne signifie pas la liberté, sortir de Turquie non plus… »
Son cas est loin d’être unique. Artistes, journalistes, universitaires, militants kurdes ou défenseurs de la cause LGBT… Aux portes de l’Europe, des milliers de Turcs continuent d’être incarcérés arbitrairement, souvent dans des conditions connues pour être parmi les plus dures du monde. En novembre dernier, un article du journal Özgür Gündem dénombrait cent quatorze écrivains actuellement détenus dans les geôles turques, dont cinquante depuis plus de trente ans, certains ayant les doigts brûlés ou amputés, pour les priver à jamais de la possibilité d’écrire.“La langue turque a le goût de la prison pour moi. Je me sens exilée de ma langue maternelle.
Quand les mobilisations de soutien aboutissent à leur libération, elle n’est que provisoire. Parfois, en moins d’une semaine, de nouveau chefs d’accusation dénués de tout fondement les jettent à nouveau en prison. Écroué puis relâché à plusieurs reprises – en liberté depuis avril dernier –, l’intellectuel Ahmet Altan (Prix Femina étranger 2021 pour son roman Madame Hayat) vient de subir cette forme de torture mentale.
Depuis deux ans, les dissidents turcs affluent à l’étranger, mais des signes inquiétants montrent qu’ils n’y sont pas à l’abri de brutales mises en garde du régime de Recep Tayyip Erdogan. L’été dernier à Berlin, le journaliste Erk Acarer, opposant au tyran d’Ankara, a été agressé au couteau dans la cour de son immeuble par trois hommes de la droite turque, lui vociférant cette injonction au silence : « Tu n’écriras pas ! » Dans un état de détresse grandissant, Asli Erdogan confie avoir renoncé à l’écriture : « La langue turque a le goût de la prison pour moi. Je me sens exilée de ma langue maternelle. Je n’ai plus de souffle. Je ne crois plus en rien. »
Sa présence à l’audience du 16 décembre est exigée. Asli Erdogan pressent que cet acharnement annonce une peine sévère : « Le message est clair. Si je remets les pieds dans mon pays, c’est pour aller en prison. » Elle ne prendra donc pas le risque de se rendre en Turquie le jour dit. Elle sait que son absence au tribunal risque d’entraîner un mandat d’arrêt international. Alors, elle se résoudrait à faire une démarche qu’elle repousse depuis cinq ans et qui constituerait à ses yeux un arrachement : demander à l’Allemagne le statut de réfugiée politique.
Marine Landrot in Télérama, 8 décembre 2021