Avec Turkish Airlines, joyau de l’économie turque, qui vient de réaliser des commandes record d’avions, et les hubs aéroportuaires géants du pays, le président islamo-conservateur fait de l’aviation civile un vecteur de développement et d’influence.
Le Monde, le 10 juin 2024, par Nicolas Bourcier
« L’avenir est dans le ciel. » Jamais, peut-être, une injonction de Mustafa Kemal Atatürk, le père fondateur de la Turquie moderne, n’a été autant prise au pied de la lettre par l’actuel président islamo-conservateur, Recep Tayyip Erdogan. De quoi même donner le tournis. Les résultats de la compagnie nationale Turkish Airlines (THY) ont atteint des sommets inédits, le gigantesque aéroport d’Istanbul, inauguré en octobre 2018, est devenu, en cinq ans, le plus actif d’Europe et le pays tout entier se donne des allures de nouveau hub de la mondialisation, malgré une crise économique et financière vertigineuse.
Qu’on en juge : la compagnie turque a présenté, en avril, des résultats à faire pâlir de jalousie la concurrence. Le bénéfice net de Turkish Airlines s’est ainsi élevé à 5,52 milliards d’euros, alors que IAG, la maison mère de British Airways, la plus rentable des compagnies régulières européennes, a engrangé 2,43 milliards d’euros. Son chiffre d’affaires a atteint 20,94 milliards d’euros, avec une marge nette de 28,8 %.
De surcroît, le joyau de l’économie turque est devenu la première compagnie en nombre de vols, devant Lufthansa. Certes, une ristourne fiscale de près de 3 milliards d’euros a été gracieusement consentie par Ankara, mais les résultats sont là. Ses actions cotées à Istanbul ont augmenté de 16 % en 2023 en devises, en avance sur l’ensemble du marché boursier.
Le soutien indéfectible du pouvoir en place
Mieux, la compagnie aérienne turque a non seulement confirmé l’achat de 220 avions à Airbus en décembre, avec des options pour davantage d’appareils, mais elle vient également d’annoncer, par la voix de son président, Ahmet Bolat, mardi 4 juin, à Dubaï, qu’elle était en pourparlers avec Boeing pour l’acquisition potentielle d’environ 250 avions de ligne. Turkish Airlines serait en discussions avancées sur les prix, les conditions commerciales et le coût des moteurs pour 150 à 175 Boeing 737 MAX. Le reste de la commande, a précisé le dirigeant, concerne le modèle long-courrier 787 Dreamliner.
En d’autres termes, Turkish Airlines, créée en 1933 et longtemps considérée comme une compagnie de second rang, s’est bel et bien muée en acteur incontournable du secteur aérien mondial, s’imposant comme le concurrent majeur des principaux transporteurs d’Europe et du Golfe. Un résultat qui est venu concrétiser une stratégie de développement efficace, effectuée à marche forcée et soutenue de manière indéfectible par le pouvoir en place.
De fait, M. Erdogan et sa formation politique, le Parti de la justice et du développement (AKP), ont envisagé le transport aérien comme outil stratégique dès leur arrivée au pouvoir, il y a vingt-deux ans, souligne Julien Lebel, géopoliticien et chercheur à l’Institut français des relations internationales, afin de mener à bien un double objectif de développement de l’économie nationale et d’influence sur la scène internationale.
« Nouvelles liaisons intérieures »
« A l’échelle du pays, cela se traduit tout particulièrement par l’extension du maillage des aéroports, les nouvelles liaisons intérieures permettant de renforcer les liens avec les centres politique [Ankara] et économique [Istanbul], note l’expert. En parallèle, la stratégie de développement de Turkish Airlines est progressivement alignée sur les intérêts du gouvernement turc. »
Une première privatisation partielle de la compagnie a lieu dès 2004, suivie d’une deuxième deux ans plus tard, réduisant les parts de l’Etat au capital à 49 %. Le programme de privatisation garantit toutefois au pouvoir un contrôle sur ses activités puisque l’Etat dispose en toutes circonstances de parts privilégiées dans les secteurs stratégiques.
En pratique, le gouvernement reste étroitement impliqué dans les activités du groupe de transport aérien. Le profil des membres du conseil d’administration illustre d’ailleurs l’existence de liens de proximité avec l’AKP. Le prédécesseur de l’actuel PDG est un ancien conseiller de M. Erdogan lorsqu’il était maire d’Istanbul, entre 1994 et 1998, tout comme l’ancien président du conseil d’administration.
Plusieurs cadres dirigeants du transporteur ont également exercé des fonctions dans des organismes chargés de la promotion des exportations turques. Ces entités publiques ont accompagné la réussite des fameux « tigres anatoliens », des entreprises ultradynamiques dont les patrons étaient des proches du parti Refah dès les années 1990, puis de l’AKP, comme le rappelle Dilek Yankaya, autrice de La Nouvelle Bourgeoisie islamique (PUF, 2013).
« Objectifs de croissance »
« Les autorités turques considèrent THY comme l’un de leurs meilleurs outils de soft power pour consolider l’influence de la Turquie à l’international, précise Julien Lebel. Même si le transporteur ne bénéficie pas de subventions directes de la part de l’Etat, ce dernier reste très attentif au développement de la compagnie et contribue à l’aménagement d’infrastructures adaptées à ses objectifs de croissance. Si son modèle de développement apparaît très efficace, l’expansion remarquable de la compagnie repose en grande partie sur le soutien que lui apporte le gouvernement, d’autant plus dans les périodes d’instabilité. »
Lorsque Recep Tayyip Erdogan inaugure, en grande pompe et en présence de plusieurs chefs d’Etat, l’aéroport d’Istanbul (10,3 milliards d’euros d’investissements, reposant sur un partenariat public-privé, mode de financement privilégié de l’AKP), fin 2018, il lance : « Nous considérons cet aéroport comme un investissement, non seulement dans notre pays, mais aussi dans notre région et dans le monde. Il mettra la Turquie sur la bonne voie pour devenir le centre de transit le plus important entre le nord, le sud, l’est et l’ouest, en reliant 60 pays avec des économies totalisant 20 000 milliards de dollars [18 500 milliards d’euros]. » Le but, à pleine capacité avec ses six pistes, est d’accueillir plus de 100 compagnies et des vols vers plus de 300 destinations à travers le monde.
En 2021, à la faveur de la crise liée au Covid-19, Istanbul devient le deuxième aéroport mondial, derrière Dubaï. Avec seulement dix-sept jours de confinement, il est un des premiers à retrouver une activité soutenue. Pour la première fois aussi, Antalya fait son entrée dans le peloton des dix principaux aéroports internationaux, passant de la 31e à la 8e place, devant Madrid. Non seulement les aéroports turcs semblent avoir mieux profité de la reprise du trafic, mais ils ont également récupéré ce qui reste des vols avec la Russie, la Turquie n’ayant pas suivi les sanctions occidentales contre Moscou.
Le tourisme, source cruciale de recettes
Alors que le trafic avec l’Europe est interrompu, il y a près de six vols quotidiens entre la Turquie et la Russie. Une flexibilité qui permet à THY de proposer plus de 300 % de sièges supplémentaires par rapport à 2019 vers son grand voisin du nord. « Turkish Airlines a vu une énorme opportunité en Russie, souligne Seth Miller, spécialiste international du transport aérien. La compagnie a considérablement augmenté ses opérations, convertissant une partie de sa flotte pour augmenter la capacité de transport là où d’autres ont mis en place des embargos. » En mai, l’annonce de la réouverture des lignes vers Tripoli (Libye) et Kaboul n’a surpris personne.
A ce jour, l’aéroport tentaculaire d’Istanbul figure parmi les hubs aériens les plus fréquentés au monde, avec un trafic de 64,3 millions de passagers en 2022, dépassant celui de Londres-Heathrow. Un volume que THY cherche encore à accroître de manière significative, au cours de la décennie à venir, avec l’intention d’ouvrir 54 nouvelles routes − dont 22 vers l’Europe, 9 vers les Amériques et 13 vers l’Extrême-Orient et l’Asie − et l’extension de la portée internationale de son transporteur à bas prix, AnadoluJet. De quoi attirer, avec les commandes massives d’avions, des flux de devises étrangères, indispensables pour réduire le déficit courant béant de l’Etat.
Le tourisme, source cruciale d’entrées d’argent pour le pays, a généré 50 milliards d’euros de recettes en 2023. En décembre, Euromonitor a publié son Index 2023, classant 100 villes en fonction de leurs arrivées internationales. Deux des quatre cités les plus visitées au monde se trouvent aujourd’hui en Turquie : Istanbul et Antalya.