« Le tollé contre les défrichements effectués par la Turquie dans le Kurdistan irakien » par Fehim Taştekin, traduit par Renaud Soler, Al-Monitor, juin 11, 2021,
Les opérations militaires de la Turquie contre le PKK [Partie des travailleurs du Kurdistan] étaient décriées pour les pertes civiles et les évacuations forcées qu’elles provoquaient : elles le sont désormais également pour leurs dommages environnementaux. La Turquie affirme que les coupes de bois et les défrichements ont pour objectif de protéger les points de contrôle qu’elle a implantés, mais les autorités kurdes et les populations locales accusent Ankara de provoquer des dommages environnementaux majeurs pour construire ces points de contrôle et les routes qui les relient entre eux. Les media locaux rapportent que des gardes locaux [les korucular] accomplissent le travail pour le compte des Turcs.
Depuis le 23 avril 2020, la Turquie a lancé deux opérations conjointes contre le PKK, Griffe-Éclair et Griffe-Tonerre, dans les régions de Zap, Metina et Avashin. L’objectif est de couper les voies d’approvisionnement entre les bases du PKK, grâce aux 80 points de contrôle installés.
Selon Ferhat Encu, député du HDP [Parti démocratique des peuples], la déforestation a commencé il y a un an et demi. « Ils ont d’abord construit les points de contrôle, puis les routes pour les connecter. De manière usuelle, les gardes locaux qui collaborent avec la Turquie se chargent des coupes », explique Encu. Il précise que la famille Babat, bien connue pour sa collaboration avec la Turquie dans le Sud-Est à majorité kurde de la Turquie, joue un rôle central dans cette opération. Cette information a été confirmée par deux sources kurdes indépendantes à Erbil et Souleimaniye.
Les autorités du Kurdistan irakien se sont récemment émues de la déforestation et des coupes turques. Kawe Sabri, un responsable des autorités forestières de Duhok, estime que six villages ont été gravement endommagés et que 5 000 acres de forêt ont été brûlés au cours des opérations militaires turques, en raison des bombardements.
Selon Reving Hirori, avocat élu au Parlement du Kurdistan irakien, la Turquie érige des points de contrôle « château fort ». Le bois coupé serait écoulé par les gardes locaux et des groupes criminels. « Il y avait une forêt dense à Nizare Taye, sur la frontière. Les arbres ont été complètement rasés. Il s’est passé la même chose à Geverok-Zaho. Les gardes et des membres de mafias turques sont venus avec des soldats et ont emporté les troncs d’arbre coupés en Turquie ».
Fehim Abdullah, chef du conseil local de la province de Duhok, raconte que l’armée turque, les gardes et des entreprises privées ont causé l’an passé des dommages environnementaux dans la région de Zaho, et cette année dans les régions de Begona, Keste et Ore. « Les militants du PKK se cachent dans les forêts, mais les destructions ont aussi des motivations économiques », juge-t-il.
Encu considère que les coupes sont particulièrement préoccupants dans trois régions : Geliye Pizaxa, Sere Tijikive and Gire Heliz. Les troncs auraient été emportés pour être vendus à Sirnak, en Turquie.
Les autorités du Kurdistan irakien ont fait part de leur préoccupation à Ankara à leurs homologues. Le gouverneur de Duhok, Ali Tatar, s’est quant à lui adressé au consul général de Turquie à Erbil et au gouverneur de la province turque de Sirnak, pour leur signifier que ces pratiques étaient inacceptables.
L’ampleur des destructions a conduit le président irakien Barham Salih à s’impliquer personnellement. Il a appelé à la coordination entre les autorités régionales du Kurdistan et le gouvernement central, et a qualifié les actes de la Turquie de « pratiques inhumaines qui ne doivent pas être ignorées ».
Plus de cinquante parlementaires du Parlement fédéral irakien ont publiquement accusé le gouvernement turc de vendre la nature irakienne à des compagnies privées dirigées par ses affidés.
L’affaire des coupes turques a aussi des répercussions sur la politique intérieure du Kurdistan irakien. Edhem Barzani, ancien membre exécutif du Parti Démocratique du Kurdistan [au pouvoir à Erbil], a écrit une lettre à Bagdad, Erbil et à la communauté internationale, pour les pousser à faire pression sur la Turquie, afin qu’elle cesse son incursion armée dans le nord de l’Irak. Il écrit dans cette lettre que « le capital naturel des Kurdes et le Kurdistan, des héritages communs de l’humanité, sont systématiquement réduits en poussière et pillés sous prétexte de défense ». Des sources irakiennes rapportent que des pressions sont venues d’Ankara et d’Erbil pour que Barzani quitte le pays et se rende en Iran.
Le ministère de la Défense turc a publié un communiqué le 29 mai, où il soutient que les forces armées turques prennent grand soin de protéger les vies civiles, la propriété et la nature.
La situation actuelle suggère qu’Ankara applique actuellement sa politique de défrichement dans les monts Cudi, dans la région frontalière de Sirnak. Les coupes massives ont été dénoncées au Parlement turc par le HDP en juin dernier. Hüseyin Kaçmaz, avocat de Sirnak et membre du HDP, parle de 400 tonnes de bois coupé chaque jour. Selon une étude réalisée par le HDP, il y a actuellement 13 opérations de coupe en cours autour de points de contrôle turcs dans les monts Cudi. Ces points de contrôle sont espacés d’un kilomètre, et le défrichement s’opère dans un rayon d’un kilomètre autour de chacun.
L’année dernière, des coupes massives ont eu lieu autour des villages de Cevizdibi (Cifane), Anılmış (Gundikê Remo), Kemerli (Gilindor) et Üçkiraz (Nêvava). Cette année, le défrichement s’étend vers la région de Besta Tikera, avec des camions qui transportent 3 ou 3,5 tonnes de bois, au cours de 4 aller-retour journaliers.
Malgré le tollé provoqué, Ankara semble décidée à poursuivre ses opérations terrestres et aériennes dans la région.