Le système scolaire turc à l’épreuve d’une révolution conservatrice
PAR NICOLAS CHEVIRON31 OCTOBRE 2017
En 2012, le président Erdogan, alors premier ministre, affirmait son intention de « faire croître une jeunesse religieuse ». Cinq ans plus tard, l’inflexion islamique de l’Éducation nationale est bien avancée. Dernière innovation, cette rentrée : une réforme des programmes axée sur l’enseignement des « valeurs ». La théorie de l’évolution a disparu des manuels. Le concept de djihad y a fait son entrée.
Istanbul (Turquie), de notre correspondant.- Honnêteté, patience, bienveillance, responsabilité, respect, patriotisme, serviabilité… Dix jours avant la rentrée des classes, Zeynep Tezcan, professeure d’anglais dans un lycée de Kagithane, un quartier populaire d’Istanbul, a fait connaissance avec les nouvelles notions qu’on l’a chargée d’inculquer à ses élèves, saupoudrées dans l’ordinaire de son cours de langue. L’« enseignement des valeurs » constitue la mesure phare d’une vaste réforme des programmes scolaires entrée en vigueur mi-septembre dans toute la Turquie. Tous les profs sont concernés, de l’EPS à la chimie, du CP à la terminale. Et ils doivent rendre des comptes. « À la fin de chaque cours, il faut qu’on mentionne les valeurs que nous avons transmises dans le rapport de cours. Et je suis contrôlée là-dessus, a retenu Zeynep à l’issue de son séminaire de formation. Les profs de chimie se demandaient comment ils allaient pouvoir diffuser des valeurs éthiques dans leurs cours. »
Perplexe quant aux modalités d’application de la réforme, la jeune femme s’interroge également sur sa finalité. Sur le papier, les principes que le ministère de l’éducation nationale entend promouvoir semblent consensuels et inoffensifs. La prof d’anglais redoute pourtant que ces mots ne soient que les paravents d’une politique d’endoctrinement conservateur et islamique – la ligne du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis 2002. « La femme qui assurait la formation nous a dit que ces valeurs n’étaient pas liées à la religion, qu’il s’agissait de valeurs éthiques universelles, relate Zeynep. Mais, à titre d’exemple, ils nous ont fait écouter une chanson et nous ont dit que nous allions l’utiliser dans notre cours. Le refrain disait : “Grand-mère sert grand-père, maman sert papa, et maintenant c’est ton tour, toi aussi, petite fille, tu vas servir ton mari.” Bref, c’était une chanson très sexiste. »
D’autres aspects de la réforme ont déjà provoqué l’indignation de l’opposition de gauche et donné lieu à plusieurs manifestations pour « une éducation laïque et scientifique ». Au premier rang de ceux-ci figure la suppression de la théorie de l’évolution des programmes de l’enseignement secondaire, au motif, a indiqué le ministre de l’éducation nationale, Ismet Yilmaz, que « les sujets relatifs à la naissance de la vie et à l’évolution (…) sont d’un niveau supérieur à celui du développement des élèves » de lycée. La Turquie serait ainsi, selon l’opposition, le deuxième pays au monde, avec l’Arabie saoudite, à éradiquer les thèses évolutionnistes de ses manuels scolaires.« Nous voulons une éducation égalitaire, gratuite, scientifique et en langue maternelle. » Des militants du syndicat Egitim-Sen manifestent pour la défense de la laïcité à l’école, le 17 septembre, dans la banlieue d’Istanbul. © N. C.
La mesure choque d’autant plus que, dans le même temps, le concept de djihad – apparemment plus facile à appréhender par des adolescents aux yeux du ministère – fait son entrée en cours de culture religieuse et connaissances morales. Cette notion évoque aussi bien le combat intérieur d’un croyant que la lutte armée pour l’expansion ou la défense des territoires de l’islam. Les partisans de la réforme justifient son introduction à l’école par le contexte géopolitique. « Dans un pays comme la Turquie, dont la population est musulmane à 99 %, il est normal de chercher à expliquer le vrai sens d’un concept présent dans la terminologie islamique et que des organisations terroristes essaient d’exploiter, explique Idris Sekerci, responsable d’une section stambouliote du syndicat progouvernemental d’enseignants Egitim-Bir-Sen. C’est nécessaire tant du point de vue de la pédagogie que de la sécurité nationale et internationale. »
Les contenus de certains livres de classe nouvellement distribués peuvent aussi alimenter la crainte d’un grand virage religieux de l’enseignement public. Ainsi, le manuel du cours optionnel de lycée sur La vie de Mahomet offre un florilège de considérations d’un autre âge sur la place de la femme – « L’islam a voulu que la femme, en échange des responsabilités assumées par l’homme, soit obéissante à son mari et a considéré que cette obéissance avait la valeur d’une prière » – et sur le mariage, qu’il proscrit avec « les athées, les polythéistes et les apostats ».
Dans un autre registre, les références au fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk, et aux principes kémalistes sont moins présentes dans les manuels, tandis que le coup d’État raté du 15 juillet 2016 et la geste héroïque de ses « martyrs » font une entrée en force dans les cours d’histoire et de littérature turque.
Face à l’émoi de la sphère laïque, toujours prompte à dégainer contre l’AKP l’argument de « l’islamisation de la société », Batuhan Aydagül, le directeur de l’Initiative pour une réforme de l’éducation (ERG), veut garder son sang-froid. Après tout, les dérapages d’une poignée de manuels scolaires et quelques mesures chocs ne traduisent pas forcément une tendance de fond. « Nous n’avons pas encore rassemblé suffisamment de preuves. Pour cela, il faut du temps », commente le chercheur, dont le think tank ausculte le système éducatif turc depuis 2003.
Mais le premier diagnostic n’est pas bon. D’abord, la précipitation et l’opacité dans lesquelles ont été gérés les préparatifs de la réforme – mise en œuvre sans essai préalable dans une zone pilote – sont suspectes. « Le processus n’était pas transparent. Nous ne savons pas qui a préparé les programmes. Nous ne savons rien de leurs compétences, de leurs affiliations », souligne Aydagül. En janvier, le ministère a rendu publique sur son site internet une première ébauche du texte. Le site a recueilli en vingt-sept jours les avis de 184 000 internautes, autorisant le ministre à célébrer la réforme de l’éducation « la plus démocratique, la plus participative et la plus pluraliste à ce jour ». « Cela relève plus de la vitrine que d’une vraie recherche de consensus », commente le chercheur, qui aurait préféré voir le gouvernement négocier avec les représentants du corps enseignant plutôt que de compter les clics, « surtout quand les changements se concentrent sur des sujets sensibles pour la société ».
Ensuite, sur le fond, les programmes sont une nouvelle Berezina de l’esprit. « Un des gigantesques défauts de la réforme, c’est qu’elle n’a absolument pas donné la priorité à la pensée scientifique et à la pensée critique », juge le directeur de l’ERG. Ses concepteurs se sont enfoncés dans l’ornière tracée par des décennies de pédagogie kémaliste, privilégiant les contenus et l’idéologie à la réflexion. « C’est vraiment malheureux. Si on n’aide pas les élèves à penser par eux-mêmes et à formuler leurs propres opinions sur les faits, alors on n’a que des individus obéissants, et ce pays a beaucoup souffert de cette obéissance », déplore Aydagül.
Au-delà de cet examen clinique, il faut prendre en compte les antécédents du patient, prévient Feray Aytekin Aydogan, la présidente du syndicat d’enseignants Egitim-Sen (gauche). Car le vrai coup d’envoi de la transformation de l’école turque a été donné cinq ans plus tôt. En mars 2012, le Parlement, dominé par l’AKP, a voté une loi dite « 4+4+4 », qui a abrogé l’obligation d’une éducation généraliste de huit ans et réorganisé la séquence primaire/collège/lycée en trois phases de quatre ans. Derrière cette modification d’apparence technique se cachait un enjeu majeur, puisque la réforme a permis la réouverture des collèges de formation des imams et prédicateurs (imam-hatip).
Initialement destinés à former les personnels des mosquées et les futurs étudiants en théologie, les établissements imam-hatip ont accueilli à partir des années 1950 un nombre croissant d’élèves issus de familles pieuses souhaitant que leur progéniture reçoive une instruction religieuse renforcée. Ils sont aussi devenus un terreau de l’islam politique. Décidée à se débarrasser du « péril vert », l’armée turque a contraint en 1997 le premier chef de gouvernement turc islamiste, Necmettin Erbakan, ancien mentor de l’actuel président Recep Tayyip Erdogan, à la démission. Une des premières mesures adoptées après son départ a été la suppression des collèges imam-hatip.
Réduits aux seuls lycées, handicapés à partir de 1998 par des coefficients les empêchant de facto d’envoyer des étudiants à l’université, en dehors de la faculté de théologie, les établissements imam-hatip ont peu à peu été désertés (511 000 élèves en 1996/1997, 71 000 en 2002/2003). Après la suppression de ces coefficients, en 2009, Erdogan n’a pas fait mystère, en 2012, des objectifs de sa réforme du système éducatif : « Il s’agit de faire croître une jeunesse religieuse », a clamé le politicien, alors premier ministre, peu avant le vote de la loi. « Vous vous attendez peut-être à ce qu’on fasse pousser une génération d’athéistes ? Ce n’est pas notre intention. Nous allons faire croître une génération conservatrice et démocrate, attachée aux valeurs de la nation et de la patrie, aux principes lui venant de son histoire. »
Depuis le vote de cette loi, les inscriptions en imam-hatip ont explosé, encouragées par l’ouverture de nouvelles écoles et la reconversion de milliers d’établissements généralistes. En 2016-2017, on comptait ainsi environ 1,4 million d’élèves, soit près d’un huitième des effectifs totaux, inscrits dans 4 100 établissements imam-hatip – 1 000 de plus qu’en 2015/2016.
« La réforme des programmes scolaires est un prolongement de la loi de 2012. On n’est pas dans un nouveau processus mais dans la continuité » d’un projet mené tambour battant par le gouvernement depuis cinq ans, avec comme objectif « la monopolisation de l’enseignement pour la promotion d’une idéologie unique, d’une confession religieuse unique », résume Feray Aytekin Aydogan.
L’opinion de la syndicaliste est évidemment contestée par le camp islamo-conservateur, qui voit dans la montée en puissance des imam-hatip comme dans l’adaptation des programmes une forme légitime de « rattrapage » des institutions par rapport aux attentes longtemps réprimées de la société. « Au cours des dernières années, la Turquie a connu des développements positifs, qui ont permis aux familles qui voulaient donner une éducation religieuse à leurs enfants de le faire, affirme Idris Sekerci. Il ne s’agit pas ici d’un effort pour rendre la société plus religieuse, mais de l’exercice d’un droit démocratique par des gens agissant de leur propre volonté. »
Hulusi Yigit est le coordinateur général du Centre d’enseignement des valeurs de la Fondation Ensar, une institution dédiée à la diffusion des valeurs islamiques dans l’enseignement. Pour lui, le processus de transformation des écoles en imam-hatip se stabilisera de lui-même. « La proportion d’élèves d’imam-hatip au collège peut monter jusqu’à 20-25 %, au lycée jusqu’à 15 %. Les frontières naturelles sont celles-là, parce que la demande ne va pas au-delà, estime le militant. On ne peut pas forcer les gens à aller à l’école imam-hatip, ça ne marche pas. »
Pourtant, toutes les transformations d’établissements en imam-hatip ne se font pas de manière consensuelle. Père d’un élève inscrit en troisième année de collège à Levent 4, un quartier plutôt cossu de la rive européenne d’Istanbul, Orhan Üstündag s’est battu pour empêcher la conversion de l’école de son fils. « Dans le voisinage, il n’y avait aucun besoin, aucune demande pour une école imam-hatip. À côté de chez nous, à Kagithane, il y en a déjà 12. Si on avait voulu envoyer nos enfants en imam-hatip, on n’aurait eu que l’embarras du choix », affirme Orhan. Avec d’autres parents, il a lancé une pétition, qu’il a présentée au ministère. « Sur un établissement de 1 300 élèves, nous avons réuni 970 signatures de parents. Mais bien sûr, on ne nous a pas pris en compte », relate-t-il.
Depuis la rentrée 2016, la conversion du collège progresse au rythme d’une classe d’âge par an. Elle sera complète au départ du fils d’Orhan et de ses camarades. Pour remplir les classes déjà transformées, les autorités sont obligées de proposer des incitations, indique l’employé du secteur touristique. « En ce moment, ils font de la réclame pour notre collège dans les rues de Kagithane. Ils ont collé des affiches sur lesquelles ils proposent un service de transport scolaire gratuit », signale Orhan, désignant la mairie AKP de Kagithane et sa sous-préfecture comme les promoteurs de cette campagne.
Présidente de l’association de parents d’élèves Veli-Der, Ilknur Kaya témoigne elle aussi des efforts déployés par l’État pour gonfler les effectifs des écoles imam-hatip. « Dans un village de l’ouest de l’Anatolie, j’ai vu une délégation de trois fonctionnaires – un de la sous-préfecture, un du ministère de l’éducation nationale et le chef de village – arpenter les rues avec la liste des enfants susceptibles d’aller au collège pour tenter de convaincre, une par une, chaque famille, d’envoyer leur enfant en imam-hatip », déclare-t-elle, évoquant là aussi des promesses de gratuité du transport ou de la cantine.
Mais davantage que ces incitations, peu efficaces selon elle, c’est la nécessité géographique que redoute la mère de deux jeunes filles. « Les gens sont obligés d’envoyer leur enfant à l’imam-hatip quand ils n’ont plus d’autre établissement à proximité de leur domicile, constate Ilknur. Et il y a déjà des zones où la seule école disponible est une école imam-hatip. »
La situation pourrait s’aggraver avec la publication par le ministère de l’éducation nationale, le 24 juin dernier, d’une directive redéfinissant les conditions d’ouverture et de fermeture des lycées. Le document favorise les imam-hatip, dont l’ouverture est désormais possible pour toute zone d’habitation de plus de 5 000 habitants, contre 10 000 pour les lycées généralistes. « Ce que signifie cette directive, c’est qu’en dehors de lycées spécialisés, il ne restera bientôt que les imam-hatip pour les enfants issus de familles modestes », qui ne peuvent pas payer une inscription dans un établissement privé, commente Feray Aytekin Aydogan.
Dans le même temps, de nouvelles règles ont fait leur apparition dans les imam-hatip. « Depuis quelque temps, nous avons des classes séparées pour les filles et les garçons. Les cantines sont séparées. L’entrée dans le lycée se fait par des portes différentes. Tout est fait pour éloigner les filles des garçons », témoigne Fulya Demirhan, professeure d’anglais dans un lycée imam-hatip d’Istanbul.
« On ne manque jamais de professseurs de religion… »
Autre instrument de promotion des valeurs religieuses, la loi « 4+4+4 » a mis en place dans les collèges et lycées généralistes deux cours optionnels sur la vie de Mahomet et sur le Coran, qui s’ajoutent aux deux heures hebdomadaires obligatoires de « culture religieuse et connaissances morales », introduites dans les années 1980. Une troisième matière, les « connaissances religieuses de base », s’est depuis ajoutée à l’offre. La mesure ne poserait pas de problème si l’optionnel ne se muait parfois, dans la pratique, en obligatoire.
Tel est apparemment le cas dans le lycée de Berk, de l’arrondissement de Sültanbeyli, dans la périphérie orientale d’Istanbul. « Ils donnent une grande liste, sur laquelle il y a des cours comme la musique ou le dessin, mais tu ne peux pas les choisir. Tu signes en bas et c’est eux qui choisissent. Les choix disponibles, c’est uniquement la vie de Mahomet et les cours coraniques », témoigne un jeune garçon d’origine alévie, une confession musulmane hétérodoxe proche du chiisme et attachée à la laïcité.
Enseignant dans un lycée des métiers du tourisme, Hasan Ergün Demirhan dresse un constat similaire. « Les professeurs qui sont censés assurer les cours optionnels dans les domaines scientifiques ne sont pas là. Par contre, on ne manque jamais de professeurs de religion et les élèves sont bien obligés de s’inscrire à ces options-là », déclare Hasan. « Cette année, dans mon établissement, on n’a pas pu ouvrir de cours optionnel de maths avancées, de physique avancée et de chimie avancée, mais on a ouvert des cours de connaissances religieuses de base, de vie de Mahomet et de lecture du Coran », ajoute-t-il.
Une enquête, réalisée par l’ERG en 2014-2015 auprès de quelque 2 000 élèves de 25 départements, signalait qu’en dépit de ces exemples, les options religieuses n’étaient pas les plus « choisies » (30,5 % de participation pour le Coran, 27,6 % pour la vie de Mahomet et 14,3 % pour les connaissances religieuses) mais étaient devancées par le cours de langue étrangère (35,2 %) et les maths appliquées (32,9 %).
Mais la situation a pu évoluer depuis, sous l’effet d’une politique de recrutement volontariste. « Depuis cinq ans, les matières religieuses occupent les trois premiers rangs dans le classement des ouvertures de postes », fait en effet remarquer Feray Aytekin Aydogan. Et la réforme des programmes a apporté son lot d’innovations. « Dans la nouvelle grille des horaires, les cours d’histoire sont accompagnés d’options comme l’histoire de l’islam, les cours de géographie de géographie de l’islam. Hormis les maths, toutes les matières ont leur option “islamique” », affirme la syndicaliste.
L’offensive islamo-conservatrice se déploie sur plusieurs fronts. Les salles de prière, rendues obligatoires dans les écoles par la loi de 2012, sont désormais, dans certains établissements, un lieu de pédagogie à part entière. « Nous avons maintenant une salle de prière dans notre lycée, et tous les vendredis, les élèves sont envoyés à la prière avec les professeurs et le personnel administratif. C’est un problème, en particulier pour nos élèves alévis », déclare Hasan Ergün Demirhan.
Professeur de chimie dans un lycée de Yalova (nord-ouest), Zuhal Küçük déplore elle aussi l’importance accordée à la religion par sa direction. Celle-ci s’exprime dans la mise en valeur de l’espace prière – « c’est la frime, confortable, bien décoré, deux salles séparées pour les garçons et les filles pendant que moi, je n’ai pas de laboratoire de chimie », décrit l’enseignante. Mais on la retrouve aussi dans le choix des activités proposées aux élèves. « Quand je propose d’organiser une activité scientifique avec les étudiants, on me répond que ce n’est pas nécessaire, qu’il ne faut pas gaspiller le temps des enfants. On me dit de faire mon cours et c’est tout, se plaint Zuhal. Mais par contre, quand il s’agit d’activités en lien avec la religion, comme la semaine sainte de la naissance (de Mahomet), tous les murs se couvrent de décorations, on accroche des citations, et tout ça reste en place pendant un mois ou plus. »
Ces activités s’adressent parfois à des enfants en bas âge, et peuvent impliquer les pouvoirs locaux. Aujourd’hui institutrice dans une école privée d’Istanbul, Fatma Nur Güler s’occupait l’an dernier d’enfants de quatre ans dans une école maternelle de Konya, une ville très religieuse d’Anatolie intérieure. « L’école a organisé une sortie pédagogique, en collaboration avec la mairie de Konya. Je m’attendais à ce qu’on emmène les enfants au musée, mais c’est à la mosquée que nous sommes allés avec eux. On leur a montré la “maison de Dieu”, et certains gamins ont essayé de trouver sa chambre à coucher », se souvient la jeune femme, qui évoque les efforts de ses collègues issus d’établissements imam-hatip pour inculquer des valeurs religieuses aux enfants. « La situation m’a paru tragicomique, parce qu’un enfant de quatre ans ne peut pas comprendre des concepts abstraits. L’idée de Dieu est très éloignée de lui », explique-t-elle. Selon le syndicat Egitim-Sen, des cours coraniques ont été donnés à 55 000 élèves de maternelle en 2016-2017, en partenariat avec la Direction des affaires religieuses.
Depuis 2012, les enseignants ont également assisté au développement des activités – clubs, concours, quêtes… – d’associations conservatrices dans leurs établissements. La puissante Fondation Ensar, qui dispose de 170 sections dans toute la Turquie, peut ainsi, grâce à un protocole récemment signé avec le ministère de l’éducation nationale, soutenir l’ouverture de clubs d’enseignement des valeurs religieuses dans les collèges et les lycées. « Nous pouvons suggérer l’ouverture d’un club. Si l’infrastructure pour un tel club existe dans l’établissement, s’il y a un professeur intéressé et volontaire, et si ce dernier nous en fait la demande, nous pouvons lui fournir immédiatement toute l’aide matérielle dont il a besoin. Nous disposons de beaucoup de matériel sur le sujet », explique Hulusi Yigit, un des responsables d’Ensar.
Le cadre dément par ailleurs bénéficier, avec sa fondation, d’une position privilégiée au sein de l’institution scolaire. « On nous reproche ce genre d’activités, mais n’importe quelle association peut ouvrir une salle d’informatique ou un labo de sciences dans un collège ou un lycée, commente-t-il. Des centaines d’associations bénéficient du même genre de protocole, mais quand Ensar veut ouvrir un club de valeurs, tout le monde s’insurge. »
Le point de vue d’Hulusi Yigit fait cependant tiquer le chercheur Batuhan Aydagül. « Les accès aux ressources (du ministère) et aux écoles ne sont pas limités exclusivement à ces associations progouvernementales et conservatrices, convient le directeur de l’ERG. Mais le gouvernement accorde à ces associations un niveau d’accès aux écoles jamais atteint et leur permet de promouvoir et d’enseigner la religion. C’est une violation du principe de laïcité, mais aussi des droits de l’enfant, qui se trouve exposé à une telle propagande en l’absence du consentement ou d’une requête de la famille », estime-t-il.
L’emprise des fondations pieuses et des confréries religieuses sur les élèves dépasse parfois le strict cadre scolaire, puisque certaines d’entre elles hébergent des lycéens dans leurs foyers. L’activité est encouragée par les collectivités territoriales. Dans un rapport publié en septembre, le groupe du Parti républicain du peuple (CHP, opposition sociale-démocrate) au conseil municipal de la mairie métropolitaine d’Istanbul (IBB) a dénoncé la mise à disposition gratuite par IBB de 32 immeubles et terrains à sept de ces institutions privées, dont la plus célèbre, Türgev, compte dans son conseil de direction deux enfants du président Erdogan et plusieurs membres par alliance de sa famille.
Certaines d’entre elles se sont lancées dans l’hébergement des étudiants pour compenser la soudaine disparition du leader de secteur, le mouvement du prédicateur islamiste Fethullah Gülen, dont les activités auprès des lycéens et étudiants ont été soutenues par l’AKP jusqu’en 2013, mais qui est aujourd’hui réprimé en raison de son implication supposée dans le coup d’État raté du 15 juillet 2016. Quelque 34 000 enseignants de la fonction publique soupçonnés de liens avec Gülen ont été expulsés. Plus de 1 000 établissements scolaires privés ont été fermés pour le même motif et leurs 24 000 personnels laissés sans emploi.
Au final, le système éducatif turc paye un lourd tribut à l’obsession des autorités pour la diffusion de la morale religieuse. En dépit d’une hausse quasi constante du budget du ministère de l’éducation nationale depuis une décennie (9,47 % du budget de l’État et 2,18 % du PIB en 2006, 13,88 % du budget et 3,46 % du PIB en 2016), la qualité de l’enseignement est en baisse. Au classement du Programme pour le suivi des acquis des élèves (PISA), un indice triennal créé en 2000 par l’Organisation de coopération et de développement économiques, la Turquie a connu un sérieux plongeon entre 2012 et 2015 : de la 43e à la 52e place (sur 70 pays) pour les sciences, de la 41e à la 50e place pour la lecture, de la 44e à la 49e place pour les maths.
Le tropisme religieux du gouvernement n’est bien sûr pas seul en cause. Des réformes erratiques, comme celle en cours de discussion sur l’examen d’entrée au lycée – la sixième en quinze ans sur ce thème –, ont causé leur lot de dégâts. Mais les controverses qu’il suscite masquent les autres enjeux et détournent de ces derniers les ressources et les énergies. « Notre système éducatif est confronté à d’énormes problèmes, en termes de qualité, d’égalité, mais personne n’en parle, regrette Batuhan Aydagül. Dans les débats du soir à la télé, on ne parle jamais du classement PISA de la Turquie, mais en permanence de laïcité, d’Atatürk et de la religion. »
La dégradation de l’enseignement public pousse naturellement les parents à chercher d’autres voies. Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, la part d’élèves scolarisés dans le privé est ainsi passée de 1,9 % en 2002/2003 à 7,6 % en 2016/2017, selon un rapport de l’ERG. Dans le même temps, la proportion d’écoles privées a explosé, de 2,8 % à 15,9 %. Selon Egitim-Sen, pas moins de 1 177 écoles privées ont ouvert en 2016/2017, un record. Et les jeunes rêvent d’un ailleurs. « Mes enfants me disent que le principal sujet de conversation des jeunes au lycée en ce moment, ce sont les possibilités d’aller étudier à l’étranger. Tout le monde veut partir », confie Ilknur Kaya, accusant le gouvernement de vouloir « niveler par le bas l’enseignement public ».
Erdogan et l’AKP parviendront-ils à leurs fins ? Leurs efforts conduiront-ils à l’éclosion d’une « jeunesse religieuse » ? Les militants d’Egitim-Sen et le corps enseignant se battront pour défendre une autre vision de la société, assure Feray Aytekin Aydogan. « Aucun professeur qui pense à l’avenir des enfants et du système éducatif n’appliquera les nouveaux programmes. Ils verront que ces programmes sont inapplicables », affirme la syndicaliste. Mais s’opposer à la volonté du gouvernement a un prix. Sous couvert de purges anti-gülenistes, plus de 1 500 membres d’Egitim-Sen ont été expulsés de la fonction publique et près de 1 200 autres mutés.
Reste à faire confiance à cette jeunesse de Turquie. Et à faire preuve d’un peu de philosophie. « Historiquement, la Turquie n’a jamais résolu ses conflits de manière démocratique au Parlement mais a toujours choisi l’éducation comme un moyen de faire progresser une idéologie par rapport à une autre, à travers la jeunesse, en essayant de contourner ainsi la recherche d’un consensus, théorise Batuhan Aydagül. Ce qui est sûr, c’est que ça ne marche pas. Si c’était le cas, il n’y aurait pas d’islamistes et ni de mouvement kurde en Turquie. Tout le monde serait laïc et patriote. »
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