Le sociologue Mashuq Kurt se demande, dans une tribune au « Monde » du 21 février, si l’AKP, le parti du président turc, Recep Tayyip Erdogan, peut survivre au désastre politique qu’il a créé.
Le 6 février, une série de secousses et répliques sismiques dévastatrices ont ébranlé le sud-est de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie. Au 19 février, deux semaines après le séisme, le bilan total dépasse 44 000 morts et 100 000 blessés. Des milliers de personnes restent coincées sous les décombres, avec très peu de chances de survie. Des millions de personnes se trouvent dans une situation d’extrême urgence : elles ont besoin d’un toit, de chauffage, d’eau potable et d’autres biens et services vitaux, alors que la région affronte un rude hiver, avec des températures qui descendent jusqu’à – 5, voire – 10 °C. Des experts indépendants alertent contre les risques d’épidémies et d’autres problèmes de santé publique si des mesures d’urgence ne sont pas prises immédiatement.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a raison de dire que ce séisme est la catastrophe du siècle. Reste que son gouvernement endosse une immense responsabilité dans l’ampleur des pertes humaines et matérielles. Une responsabilité qu’il nie en bloc. Le gouvernement islamiste voit, en effet, dans ce séisme un destin tragique auquel aucun pays n’aurait pu se préparer. Et, dans une tentative très efficace de détourner l’attention de l’opinion de la mauvaise gestion du pays, il rejette la faute sur des forces surnaturelles et encourage les citoyens à chercher refuge dans la foi. Quoi qu’en disent les autorités, la catastrophe actuelle est le résultat direct de vingt années de gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP).
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Le parti de M. Erdogan est arrivé au pouvoir fin 2002. A la faveur du séisme de Marmara, qui a frappé le pays en 1999, et des scandales de corruption qui ont suivi, il a évincé la coalition gouvernementale de l’époque. Ainsi, d’une certaine façon, l’AKP a bâti son pouvoir sur les ruines du tremblement de terre de 1999. Depuis, il a misé sur la construction de bâtiments et d’infrastructures pour développer l’économie et soigner son image, tout en créant progressivement les conditions de la catastrophe, pendant vingt années de politique urbanistique désastreuse, de négligence, de corruption, de clientélisme, de népotisme et de stratégies électoralistes.
Edifiés sans permis de construire
Depuis 2002, l’AKP a accordé une dizaine d’amnisties générales dans le secteur de la construction. Chacune permet aux particuliers qui possèdent des logements non conformes de régulariser leur situation, moyennant le paiement de droits. La plus vaste a eu lieu juste avant la présidentielle de 2018, lorsque M. Erdogan a mis la main sur toutes les institutions du pays et réduit à néant toute forme de contrôle des pouvoirs. Selon les estimations, plus de 7 millions de bâtiments en ont bénéficié, dont 300 000 se trouvent dans les dix villes les plus touchées par l’actuel tremblement de terre.
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L’amnistie de 2018 a légalisé des bâtiments édifiés sans permis de construire et qui ne respectaient pas les réglementations en matière de sécurité incendie et sismique. Du reste, les quelque 40 milliards de dollars (37 milliards d’euros) de taxes antisismiques collectées depuis 2002 et les profits massifs générés par ces amnisties ont été détournés et utilisés dans la plus complète opacité. Ainsi, le bilan humain et matériel vertigineux est la conséquence directe de la corruption systémique du monde politique, des crimes commis conjointement par l’Etat et les entreprises du bâtiment, de la négligence généralisée et des amnisties dans le secteur de la construction.
Non seulement l’AKP a creusé la tombe de millions de personnes lors de ces deux décennies de corruption et d’incurie, mais il a aussi failli dans sa gestion, lente et inefficace, de la catastrophe. Par exemple, pendant deux journées entières, les équipes de secours n’ont pas pu se rendre dans la province du Hatay, dont les routes, le port et l’aéroport avaient été endommagés. Les bureaux de la section locale de l’Autorité de gestion des catastrophes et des urgences (AFAD) s’étaient également effondrés. Dans toute la région, les hôpitaux, les bâtiments de l’armée et de l’Etat, les autoroutes et les routes, les écoles et les édifices publics ont été gravement endommagés jusqu’à parfois s’affaisser, paralysant les opérations de sauvetage.
Une catastrophe politique
A cela s’ajoute que les équipes officielles de secours de l’AFAD et d’autres organisations étatiques ont tenté de monopoliser l’aide humanitaire. Elles ont de fait empêché d’autres organisations civiles, parfois en les intimidant, de venir au secours des populations, alors qu’elles sont elles-mêmes mal formées et incapables de gérer efficacement un désastre d’une telle ampleur. Le froid et le manque d’équipements, de savoir-faire et de coordination ont tué des milliers de personnes, faisant de cette catastrophe une catastrophe politique.
Ces séismes créent des lignes de faille entre les nations, les mouvements politiques, les groupes ethniques et religieux. De nombreux membres des minorités kurde et alévie, qui se sentent totalement délaissés, rapportent que l’aide n’est pas équitablement distribuée à tous. Les réfugiés syriens, qui représentent 12 % de la population dans la région touchée, sont livrés à eux-mêmes. Lynchages et pillages, népotisme dans la distribution de l’aide et injures racistes envers les réfugiés font partie de la vie quotidienne dans la région sinistrée. Désespérées, abattues, en colère, les millions de personnes meurtries par la catastrophe se sentent abandonnées à leur sort, à la mort et à la détresse. Pendant ce temps, les autorités étatiques s’affairent à défendre comme elles peuvent leur image. Le gouvernement tente de reporter d’un an les élections législatives, qui, pour l’instant, doivent se tenir au plus tard le 18 juin 2023.
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L’article 78 de la Constitution turque prévoit que les législatives ne peuvent être repoussées d’un an qu’en cas de guerre. Or, après qu’Erdogan a demandé une année de délai pour se consacrer à la reconstruction du pays, l’ancien vice-premier ministre Bülent Arinç lui emboîte le pas en réclamant, lui aussi, un report du scrutin. Tout porte à penser que l’AKP va tenter d’imputer la responsabilité des destructions aux promoteurs immobiliers et d’en faire des boucs émissaires – comme ce fut déjà le cas en 1999 –, mais aussi de transformer l’état d’urgence actuel [décrété dans dix provinces pour une durée de trois mois] en un état permanent.
Pour cela, cependant, il faudra sortir de ce chaos, satisfaire aux besoins de base des sinistrés et répondre à la colère légitime des citoyens, qui demandent que la justice soit faite et que chacun prenne ses responsabilités dans la transparence. Ainsi, la boucle semble bouclée pour l’AKP, qui s’est hissé sur les décombres d’un séisme pour se faire broyer sous ceux du suivant.
Mashuq Kurt est professeur assistant de sociologie au département de droit et de criminologie du Royal Holloway, à l’université de Londres.
Le Monde, le 21 février 2023, par Mashuq Kurt.