Le retour des réfugiés en Syrie, un dilemme pour l’économie turque / Nicolas Bourcier / LE MONDE

Must read

Reportage: (Gaziantep, Öncüpinar et Cilvegözü), le Monde, le 20 décembre 2024

En Turquie, plusieurs centaines de milliers de Syriens travaillent dans l’agriculture, le textile, le bâtiment, la restauration et l’artisanat, secteurs pour lesquels ils sont essentiels.

Depuis la chute du régime de Bachar Al-Assad, le téléphone de Mahmout n’arrête pas de sonner. Chauffeur de taxi, la trentaine à peine entamée, il fait la navette, en cette mi-décembre, entre Gaziantep, la grande ville du Sud turc, et le poste douanier d’Oncüpinar, près de Kilis, à la frontière syrienne, situé à près d’une heure de route. La demande est forte, sourit-il,plusieurs dizaines de coups de fil de réfugiés syriens par jour, désireux de rentrer chez eux après des années d’exil.

Lire aussi | Dans le sud de la Turquie, les prémices du grand retour des réfugiés syriens dans leur patrie

L’œil rivé sur le point de passage, strictement encadré par les gendarmes, il dit parfaitement connaître sa nouvelle clientèle : « La plupart des Syriens en situation de précarité veulent partir, comme les travailleurs saisonniers agricoles, nombreux ici dans la région, ou les ouvriers des petites usines aux bas salaires, tous ces emplois qu’il est facile de quitter du jour au lendemain, assure-t-il. Les autres viendront plus tard. »

La course, aller simple, bagages et sacs remplis d’affaires compris, Mahmout la facture à 2 000 livres turques, un peu moins de 55 euros. Il hausse les épaules, en guise de justification : « Pas grand-monde va dans l’autre sens en ce moment. » D’après un fonctionnaire local, le lundi 9 décembre, le premier jour après la chute du dictateur syrien, entre 500 et 700 personnes se sont pressées au poste d’Oncüpinar pour se rendre en Syrie et signer un papier de « retour volontaire », exigé par les autorités d’Ankara. Un document qui acte leur départ définitif de Turquie.

Travail au noir

Le nombre a depuis diminué. Les médias font état d’environ 1 000 personnes par jour à Cilvegözü, un peu plus au sud, le plus fréquenté des trois points de passage de la région, situé à une heure du centre d’Alep. Ils sont quelques dizaines à Yayladagi, le poste douanier qui mène à Lattaquié. D’après les données rendues publiques par le ministre de l’intérieur, Ali Yerlikaya, près de 20 000 réfugiés ont ainsi franchi la frontière en une semaine, soit le double du nombre de Syriens qui quittaient chaque mois, depuis le début de l’année, le territoire turc pour rentrer dans leur pays.

Ces retours augmenteront, a assuré le président Recep Tayyip Erdogan, le 11 décembre, une fois la « paix consolidée », a-t-il précisé. Les autorités migratoires, elles, ont prévu d’augmenter la capacité des postes-frontières afin de pouvoir traiter jusqu’à 20 000 Syriens par jour.Au dernier recensement rendu public mercredi 4 décembrepar le ministère de l’intérieur, la Turquie, qui a accueilli depuis le déclenchement de la guerre en Syrie en 2011 le plus grand nombre de réfugiés au monde, compte encore 2,94 millions de Syriens sur son sol – ils étaient 3,7 millions en 2022.

Lire aussi | En Turquie, les jeunes diplômés de plus en plus tentés d’émigrer : « Moi aussi, je veux partir »

Force est de constater que ce n’est pas encore le mouvement de masse attendu par les autorités turques. Mais les chiffres commencent à parler, provoquant déjà de nombreux débats et des inquiétudes fortes dans diverses branches économiques du pays. Sur le nombre total de réfugiés syriens, seuls un peu plus de 100 000 travaillent légalement sur le territoire turc, selon les données officielles. En réalité, d’après les experts, ce nombre devrait plutôt s’élever à un demi-million. Les autres, estimés à plusieurs centaines de milliers de personnes, travaillent au noir, principalement dans les secteurs du textile et agricole, le bâtiment, la restauration, l’artisanat et les petites entreprises commerciales, pour des salaires souvent bien inférieurs au revenu minimum fixé par l’Etat, 17 002 livres turques, soit l’équivalent de 463 euros brut par mois.

Ces secteurs économiques sont essentiels pour la Turquie, où, depuis une dizaine d’années, les travailleurs syriens se sont rendus indispensables. Rien que dans le secteur agricole, qui joue un rôle crucial dans l’économie et la société du pays avec encore près de 10 % des emplois actifs, ils ont quasi remplacé les travailleurs saisonniers d’origine kurde. Ces derniers occupaient, il y a encore quinze ans, plus des trois quarts de ces emplois particulièrement durs et astreignants. Les chiffres varient, mais le pays compte au total près de 3 millions de saisonniers agricoles, dont moins d’un tiers est déclaré. Le salaire y est compris entre 600 et 750 livres turques par jour, dix à onze heures d’affilée.

Boom de la construction

A plusieurs reprises, le gouvernement a laissé entendre qu’il espérait le départ de près de 1,5 millions à 2 millions de réfugiés supplémentaires. Un retour massif des travailleurs syriens qui entraînerait inévitablement une hausse des coûts de production, prévient l’économiste Mahfi Egilmez. Une hausse qui alimenterait à son tour, soutient-il, l’inflation qui s’est élevée à 47 % en novembre, selon l’Institut statistique de Turquie (TÜIK) – et à 86 %, selon le groupement d’économistes et de chercheurs indépendants ENAG. Des perspectives peu enthousiasmantes pour une économie qui vient d’entrer en récession. Le produit intérieur turc s’est en effet contracté de 0,2 % au troisième trimestre par rapport au deuxième, soit le second recul trimestriel d’affilée. Une première depuis la pandémie de Covid-19.

En cas de vagues de retour, les spécialistes prévoient également des répercussions sur le marché immobilier. Des dizaines de milliers de réfugiés ont acquis des logements en Turquie ces dernières années. En cas de ventes importantes, l’arrivée sur le marché de ces biens devrait entraîner à terme une baisse des prix des logements. Ce qui aurait des conséquences négatives pour le secteur de la construction, mais plutôt positive pour celui du logement, extrêmement tendu dans les principales villes du pays.

En revanche, la prévision du retour des réfugiés et d’un boom de la construction en Syrie, son corollaire, ont fait bondir les valeurs boursières des principales entreprises du BTP turc. Dès l’annonce de la chute de Damas, le groupe Oyak, le fonds de pension de l’armée turque, a gagné 7 %, le cimentier NUH Çimento, 2,4 %.

Déclarations « dangereuses »

Preuve que le sujet est sensible, Ragip Soylu, journaliste turc, ancien correspondant de Sabah à Washington, très suivi sur X, a été violemment pris pour cible sur les réseaux sociaux pour avoir écrit dans un tweet que le départ des Syriens allait avoir des conséquences économiques négatives pour la Turquie. Au point qu’il s’est senti dans l’obligation de répondre à ses détracteurs : « Je n’écris pas ça pour qu’ils restent, mais parce que le départ de 2 millions de Syriens aura des conséquences économiques, comme l’ont écrit des spécialistes. »

Lire aussi | Après la chute de Bachar Al-Assad, le sort des réfugiés syriens en Europe fait débat

De fait, Murat Erdogan, chercheur en immigration, n’a de cesse de mettre en garde contre ce qu’il estime être des déclarations « dangereuses » : « On crée l’illusion que tous les Syriens vont quitter le pays, mais d’un point de vue réaliste, la majorité restera en Turquie », avance le spécialiste. La chute de Bachar Al-Assad a mis fin à un règne brutal de plus d’un demi-siècle, précise-t-il, mais la situation économique désastreuse et l’insécurité persistent : « Beaucoup de réfugiés ont non seulement tout perdu en Syrie, mais ils ont aussi entre-temps refait leur vie ici. »

Pour le chroniqueur économique et critique acerbe du parti islamo-conservateur au pouvoir Mustafa Sönmez, les Turcs « se trompent » : « Ils rêvent de reconstruction, mais avec quel argent ? La stabilité ne reviendra pas en quelques jours. L’année qui vient sera difficile. »

Plus nuancé, Mahfi Egilmez, célèbre économiste, journaliste et auteur, estime que le nombre de retours dépendra de cette capacité à reconstruire mais aussi de la manière dont celle-ci se fera. « Qui reconstruira ? Evidemment les entreprises occidentales, dont les turques, qui auront besoin de main-d’œuvre. Si celle-ci est mieux payée qu’en Turquie, eh bien une majorité partira. Et il sera probable que ceux qui avaient acheté un logement ici le revendront avec la plus-value. » Les conséquences ? « Les entreprises devront embaucher et trouver des travailleurs à un salaire plus élevé, ce qui entraînera une baisse des profits, et un départ, à leur tour, des petits patrons syriens. »

Nicolas Bourcier

More articles

Latest article