Le chercheur Bayram Balci analyse les résultats du scrutin de dimanche, qui placent Recep Tayyip Erdogan, avec 49,5 % des voix, en position de force avant le second tour du 28 mai. Par Hala Kodmani dans Libération du 15 mai, 2023.
Arrivé en tête avec 49,51 % des suffrages, le chef de l’Etat sortant, Recep Tayyip Erdogan, a fait mentir les sondages, qui le donnaient à la traîne. Il affrontera son adversaire, le social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu, le 28 mai lors d’un second tour inédit. Bayram Balci, chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences Po, analyse ces résultats, qui placent Erdogan en position de force.
Etes-vous surpris par les résultats des élections de dimanche ?
Oui très surpris, déçu, mais aussi honteux, personnellement. Car je constate que j’ai très mal compris les électeurs turcs. J’ai le sentiment d’être tombé dans le piège des lectures anti-Erdogan parmi les intellectuels opposants d’Istanbul. Le résultat de la présidentielle me semble un vrai miracle pour lui, comme celui des législatives pour son parti, l’AKP, qui garde la moitié des sièges au Parlement.
Vous qualifiez de «miracle» le score réalisé par Erdogan ?
Oui parce qu’objectivement, tout jouait contre lui. La crise économique qui touche de plein fouet tous les Turcs, et dont sa politique est largement responsable. Le séisme qui a mis des villes entières par terre et fait des dizaines de milliers de victimes et des centaines de milliers de sans-abri. Son image à l’international et le fait qu’il ait retourné une grande partie du monde contre lui. Cela paraît incompréhensible, mais même dans les zones les plus frappées par le séisme, comme Hatay ou Antioche, on n’a pas enregistré de vote sanction contre Erdogan, qui arrive même en tête dans plusieurs villes.
Comment expliquez-vous cette résistance d’Erdogan, qui a obtenu près de la moitié des voix ?
On a du mal à l’imaginer en Europe, où les conditions économiques comptent le plus, mais il semble que les Turcs soient finalement moins préoccupés par les problèmes de leur vie quotidienne que par la grandeur de leur patrie. Ils ont été sensibles au discours d’Erdogan vantant le rôle international de la Turquie, gagné notamment grâce aux inventions dans l’armement exporté sur les théâtres de guerre. Mais je pense surtout que les électeurs ont préféré malgré tout la continuité avec Erdogan que l’aventure avec une alliance de six partis hétéroclites, pleine d’incertitudes.
La coalition de l’opposition et le candidat Kemal Kiliçdaroglu n’auraient pas assez convaincu les électeurs ?
Le score de près de 45 % obtenu par Kiliçdaroglu est très important et c’est du jamais-vu dans sa vie politique récente. Il faut rappeler que depuis dix ans qu’il dirige le parti CHP, il a perdu toutes les élections. Son choix comme candidat de l’opposition à la présidentielle a d’ailleurs étonné, alors que d’autres personnalités plus séduisantes, notamment les maires d’Istanbul et d’Ankara, semblaient favorites. Mais Kiliçdaroglu a mené une très bonne campagne et son ton calme et réservé a séduit, par contraste avec le vociférant Erdogan.
L’alliance du «tout sauf Erdogan» n’a pas suffisamment mobilisé ?
Si l’on regarde de près le programme de la plateforme d’opposition, il n’y a pas de grandes différences avec celui d’Erdogan, notamment sur les options économiques. Tous deux prônent une politique libérale mais l’opposition met l’accent sur l’amélioration de l’image internationale de la Turquie pour attirer plus d’investissements étrangers. Mais globalement, sur le plan de la politique étrangère, on ne voit pas de changement significatif, sinon dans le ton. La principale différence dans le projet de l’opposition concerne le retour à plus de démocratie. D’abord dans les institutions pour revenir sur la réforme du régime présidentiel instauré par Erdogan en 2017 en rétablissant un système parlementaire plus démocratique. Mais aussi sur le plan des libertés et des droits humains, notamment en libérant tous les prisonniers politiques.
Mais cette différence n’est-elle pas fondamentale pour favoriser l’opposition ?
Apparemment, la majorité des Turcs est moins sensible qu’on ne pourrait le penser aux libertés et aux droits. Voir sortir de prison des figures comme l’homme d’affaires philanthrope Osman Kavala, détenu par le pouvoir d’Erdogan depuis 2017 ou le leader de l’opposition kurde Kemal Demirtas, ne représente pas une priorité pour la plupart des Turcs. Je pense même que le soutien tacite du parti kurde, ancien HDP, qui n’a pas présenté de candidat à la présidentielle pour renforcer les chances de Kiliçdaroglu, s’est révélé un cadeau empoisonné.
Pourtant, le soutien de ce parti, troisième force politique en Turquie, semblait déterminant…
On a considéré en effet le parti kurde comme le «faiseur de roi» de ces élections. Toutefois son ralliement à l’opposition a pu être contre-productif au regard des résultats. D’abord parce qu’Erdogan en a profité pour dénoncer les liens de toute l’opposition avec le PKK «terroriste». Mais aussi parce que le parti kurde lui-même n’a jamais démenti. Et quand le mouvement armé du PKK de Kandil a annoncé l’arrêt de toute opération militaire pendant la campagne électorale pour ne pas alimenter la propagande d’Erdogan, le parti HDP n’a pas mis en avant ce geste ni relayé cet argument pendant la campagne.
Un deuxième tour inédit de la présidentielle doit se tenir le 28 mai, que peut-on en attendre ?
La partie n’est pas jouée évidemment, mais je crains que ce deuxième tour ne soit très compliqué à gagner pour l’opposition, face à un Erdogan qui n’a pas dit son dernier mot.