« La question est délicate pour l’Union européenne (UE) comme pour la Turquie. Tandis que les Vingt-Sept discutent du lancement, prévu lors d’un sommet informel à Prague les 6 et 7 octobre, de la communauté politique proposée par Emmanuel Macron en mai, ils sont confrontés à un vrai dilemme à l’égard d’Ankara, avec qui les relations sont tendues, sur fond de dérive autoritaire du président Recep Tayyip Erdogan » rapporte Philippe Ricard dans Le Monde du 6 septembre 2022.
Le sujet a été abordé en marge de la visite de la cheffe de la diplomatie française, Catherine Colonna, lors de rencontres, lundi 5 septembre à Ankara, avec le président turc et son ministre des affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu. Mme Colonna devait également en parler mardi, à Athènes, au premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, dont les relations avec la Turquie connaissent un regain de tensions en mer Egée.
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En principe, la communauté politique « doit nous permettre d’abord de nous réunir tous les six mois entre membres de l’Union européenne, mais aussi Britanniques, Norvégiens, Suisses, Etats des Balkans occidentaux, Ukrainiens, etc. », a rappelé, le 1er septembre, Emmanuel Macron devant les ambassadeurs réunis à l’Elysée. « La question de la Turquie est posée par beaucoup d’autres membres, elle sera débattue et la France n’a pas de veto à mettre », a observé le chef de l’Etat. C’est d’ailleurs à la République tchèque, qui préside ce semestre le Conseil de l’Union européenne, de lancer les invitations pour le sommet de Prague.
Un « club anti-Poutine »
En réalité, Paris, comme d’autres capitales européennes, hésite à associer la Turquie à ce « club anti-Poutine », comme le surnomme un expert. Imaginée avant tout pour accueillir l’Ukraine dans la« famille européenne », bientôt sept mois après le déclenchement de l’invasion russe, la communauté politique cherchera à arrimer à l’UE les pays candidats, sans précipiter leur adhésion en bonne et due forme, à condition qu’ils partagent les valeurs démocratiques des Vingt-Sept.
Or les relations avec la Turquie se sont détériorées à mesure que le dirigeant islamo-conservateur Erdogan consolidait son pouvoir, depuis la tentative ratée de coup d’Etat en 2016. Les négociations d’adhésion à l’UE engagées en 2005 avec Ankara sont de fait gelées. « Depuis le coup d’Etat raté, Erdogan est en pleine dérive, et il peut paraître incohérent de l’inviter si la communauté politique doit être composée de pays démocratiques qui partagent les mêmes valeurs », souligne Sébastien Maillard, le directeur de l’Institut Jacques Delors. « Il pourrait être convenu que la Turquie ne soit pas invitée tant que les négociations d’adhésion restent gelées », suggère-t-il.
L’hypothèse risque de ne pas être au goût des responsables turcs. « On ne peut pas imaginer la création de la communauté politique sans la Turquie. Si des Etats membres voulaient mettre leur veto, ce projet serait mort-né », indique au Monde Ali Onaner, ambassadeur turc à Paris. « La Turquie est tout à fait disposée à devenir membre de cette communauté, tout en s’assurant que ce n’est pas une alternative à sa candidature à l’UE », poursuit-il, craignant néanmoins un éventuel veto de Chypre, dont la Turquie occupe la partie nord depuis bientôt cinq décennies.
Médiation turque entre Russie et Ukraine
Dans cette affaire, Paris se veut d’autant plus prudent que les relations avec Ankara restent fraîches, que ce soit au sein de l’OTAN, en Méditerranée orientale ou sur le continent africain. En visite à Alger du 25 au 27 août, M. Macron avait ainsi accusé des « réseaux », téléguidés « en sous-main » par Ankara, Moscou et Pékin, de répandre une propagande antifrançaise en Afrique. Lors d’une conférence de presse commune avec Mme Colonna, lundi soir à Ankara, Mevlüt Çavusoglu a qualifié d’« extrêmement inopportunes » ces déclarations.
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A ses côtés, la ministre française s’est, quant à elle, inquiétée du risque de « contournement » des sanctions visant la Russie par des entreprises turques. La Turquie, qui joue un rôle de médiateur entre la Russie et l’Ukraine, ne s’est pas jointe aux différents trains de représailles adoptés par les Occidentaux, et ses échanges avec Moscou se sont fortement accrus depuis le début du conflit. « La politique de sanctions que nous menons (…) a un objectif qui est celui-ci : limiter le renouvellement de l’effort de guerre russe [et] faire comprendre à la Russie qu’elle a choisi une impasse, et donc dans ce cadre il est important que le plus grand nombre de pays possible fassent passer le même message », a insisté la cheffe de la diplomatie française.
Le Monde, 6 septembre 2022, Philippe Ricard, Photo/EMRAH GUREL/AP