Ekrem Imamoglu, jugé dans deux affaires distinctes, dénonce les menaces du pouvoir, alors qu’il pourrait être candidat à la prochaine présidentielle.
La voix est ferme, le ton combatif, mais l’émotion sensible. Debout, juché sur le toit d’un car, un de ceux qu’il a utilisés lors de ses dernières campagnes électorales, le maire d’Istanbul a dénoncé pendant près d’une demi-heure, vendredi 31 janvier, devant plusieurs milliers de sympathisants rassemblés sur l’immense parvis du tribunal de la ville quadrillé par la police, le « harcèlement » de la justice à son encontre. Ekrem Imamoglu venait de comparaître dans deux nouvelles affaires le concernant.
Figure populaire du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche), principale formation de l’opposition, maire de la mégapole du Bosphore depuis 2019, il est considéré comme étant le rival le plus dangereux du président Recep Tayyip Erdogan. Et il compte le rester. « Un édile n’a pas à venir ici, mais malheureusement la justice est politisée, tout cela n’est qu’un piège ourdi par Ankara. » Il ajoute, sous forme de promesse : « Les urnes viendront et ce gouvernement partira. Il n’y a pas d’autre moyen pour que cela se produise. »
Visé par plusieurs enquêtes, Ekrem Imamoglu était appelé à témoigner devant un procureur pour des critiques prononcées à l’encontre du procureur général d’Istanbul, Akin Gürlek, et pour avoir rendu public, lundi, au cours d’une conférence de presse bondée, le nom d’un expert, Satilmis Büyükcanayakin, désigné quasi systématiquement dans toutes les enquêtes en cours contre des maires d’arrondissement d’Istanbul dirigés par le CHP. « Si je ne dénonce pas ces agissements, qui le fera ? », a-t-il demandé sous les applaudissements.
Acharnement d’un expert
Connu pour sa sévérité, ex-président du tribunal qui a condamné l’ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde) Selahattin Demirtas, et nommé vice-ministre de la justice en 2022, le procureur Gürlek a été mis en cause par Ekrem Imamoglu lors d’une conférence, le 20 janvier, dans un centre culturel à Kadiköy, sur la rive asiatique d’Istanbul. Le maire y dénonçait l’intensification de la répression en cours, notamment le déploiement démesuré des forces de l’ordre qui venaient d’appréhender le responsable de la section jeunesse du CHP à la suite d’un tweet.
« J’ai dit ce jour-là que nous voulions une démocratie dans laquelle même les enfants de ce magistrat seraient protégés de tels actes », a souligné Ekrem Imamoglu devant le public, avant de préciser l’objet de la procédure qui le vise : « Aujourd’hui, on m’accuse de “menacer” sa famille et ses enfants. Vous vous rendez compte de ce que cela signifie ? »
Lire aussi : Election présidentielle en Turquie : Ekrem Imamoglu, le joker d’Istanbul
D’un même geste, le maire a expliqué qu’en dénonçant l’acharnement quasi systématique et permanent d’un seul et même expert – lundi, il avait rappelé que sa métropole en comptait au total 8 806 – ayant entraîné le placement en détention de deux maires d’arrondissements emblématiques de la ville, fin octobre et début janvier, il n’a fait qu’exercer sa liberté d’expression. En aucun cas, s’est-il défendu, il a tenté d’influencer le cours de la justice, ce que lui reproche le parquet.
« On voit comment le pouvoir agit depuis le 31 mars 2024[quand l’opposition s’est trouvée ragaillardie après sa large victoire aux municipales], ils ont peur et arrêtent les maires, mais je ne céderai pas à ces menaces », a-t-il précisé, dénonçant une justice qui tente de l’« intimider » par « des enquêtes politiquement motivées ». Ekrem Imamoglu est également l’objet d’une affaire distincte dans laquelle il est accusé d’avoir insulté des membres de l’autorité électorale turque. En 2022, un juge l’a condamné à deux ans et sept mois de prison, ainsi qu’à une inéligibilité à effet immédiat. Il a fait appel. La décision de la cour saisie de l’affaire est toujours en attente, planant telle une épée de Damoclès sur son destin politique. Dans une autre procédure, il est également accusé d’avoir participé au truquage présumé d’un appel d’offres remontant à 2015.
Dans sa harangue, le maire a directement pointé du doigt Recep Tayyip Erdogan, rappelant ses propos énigmatiques et lourds de menaces prononcés le 18 janvier, dans lesquels le président turc a assuré qu’il y aurait « encore plus » à venir. Une allusion directe à l’arrestation et à la destitution d’un maire CHP survenues quelques jours auparavant. « Tu sais comment les enquêtes vont se terminer, c’est toi qui dictes et remplaces les règles ! », a-t-il assené à l’adresse du chef de l’Etat.
Des journalistes incarcérés
Debout à ses côtés, le maire d’Ankara, Mansur Yavas, l’autre candidat potentiel du CHP à une future élection présidentielle, est venu prêter main-forte à son camarade de parti. « Le pouvoir veut transformer la Turquie en prison à ciel ouvert », a-t-il lancé, en annonçant qu’en cas de victoire, « la première chose que nous ferons est la fermeture de Silivri », l’un des plus vastes complexes pénitentiaires d’Europe, situé en périphérie d’Istanbul. C’est aussi le symbole marquant, depuis le coup d’Etat manqué de juillet 2016 contre le président, des incarcérations d’opposants politiques de tous poils. Parmi eux, de nombreux journalistes, intellectuels et avocats.
C’est ici qu’est détenu, et jugé, le philanthrope et homme d’affaires Osman Kavala, condamné à perpétuité en 2022. Ici qu’a été enfermé Ümit Özdag, opposant et dirigeant d’une formation nationaliste antimigrants, le 21 janvier. « En mille ans », aucune croisade n’a causé à la Turquie « autant de dommages qu’Erdogan à notre nation »,avait déclaré ce dernier. Un cas d’« incitation à la haine du public », a estimé le parquet.
Lire aussi | Le mécène turc Osman Kavala, emprisonné et condamné à la perpétuité, lauréat du prix Vaclav Havel
C’est à la prison de Silivri que viennent aussi d’être transférés cinq journalistes, dont une présentatrice et un enquêteur vedette de Halk TV. La chaîne, proche de l’opposition, avait diffusé le nom de l’expert cité par le maire d’Istanbul avec un enregistrement audio. Quatre ont été depuis relâchés et mis sous contrôle judiciaire. Mi-janvier, ils étaient sept journalistes d’une agence kurde à avoir été appréhendés par la police.
Dans sa conférence de presse du 27 janvier, Ekrem Imamoglu avait dit qu’il exprimait toute son affection et son respect « à la fois à M. Özdag et à M. Demirtas ». Il avait précisé que, pour la première fois depuis le coup d’Etat militaire de 1980, le pays comptait désormais deux dirigeants de partis de l’opposition derrière les barreaux.
Lire aussi | Erol Önderoglu, journaliste : « En Turquie, on observe un perfectionnement du système autoritaire contre les médias »