Pierre Haski sur France Inter, Géopolitique, 22 Mars 2021.
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« La Turquie se retire d’un traité international sur la violence conjugale, une décision qui provoque la colère des femmes turques. Autre signe d’une fuite en avant du Président turc, le limogeage du gouverneur de la banque centrale, qui a fait chuter la monnaie nationale.
Il faut s’accrocher pour suivre les initiatives du Président turc Recep Tayyip Erdogan, aussi bien dans son activisme régional qu’en politique intérieure. En l’espace d’un weekend, il a pris deux décisions lourdes de sens, qui lui ont aliéné deux groupes très différents : les femmes et les investisseurs.
Quelles sont ces décisions ?
Ce Président islamo-conservateur a ainsi décidé de retirer la Turquie d’un traité international sur les violences faites aux femmes, qui exige des États qu’ils légifèrent sur la violence domestique ou sur les mutilations génitales. Le paradoxe est que ce texte est connu sous le nom de « Convention d’Istanbul », car c’est dans la métropole turque qu’il a été signé il y a dix ans, alors qu’Erdogan était déjà au pouvoir.
Dès samedi, des milliers de femmes sont descendues dans la rue à Istanbul pour dénoncer cette décision, en brandissant les portraits de femmes mortes sous les coups de leurs conjoints. La violence conjugale est un fléau en Turquie, et le nombre de victimes est en hausse constante.
Erdogan s’adresse à sa base électorale traditionnelle, la partie conservatrice de la Turquie. Ce pays, on le sait, connait encore des clivages profonds entre modernité et tradition, et c’est parmi les femmes que cette polarisation est la plus forte.
Après avoir perdu l’an dernier la mairie d’Istanbul, la ville la plus ouverte de Turquie, le chef du parti islamo-conservateur AKP envoie un message à peine codé à ses électeurs : il flatte le nationalisme en rejetant un traité international qui prétend dire à la Turquie comment gérer ses affaires, et il le fait sur le dos des femmes, une fois de plus.
Que répond l’Europe à cela ?
Au passage, il s’attire les critiques de l’Europe, mais aussi, et ce n’est pas indifférent, du Président américain Joe Biden, qui s’est dit « extrêmement déçu » par cette décision, qualifiée de « pas en arrière« . Les relations Washington-Ankara ne s’annoncent pas de tout repos depuis le départ de Donald Trump.
L’autre décision choc, c’est le limogeage brutal, samedi, du gouverneur de la Banque centrale turque, le troisième viré en deux ans, coupable d’avoir fait monter les taux d’intérêts. Ce coup de théâtre provoque l’effondrement de la Lire turque ce matin sur les marchés internationaux.
Il y a un côté fuite en avant dans la manière de gouverner du Président Erdogan. Depuis la tentative de coup d’État avortée de 2016, il a accéléré, avec une purge massive au sein de l’État et la société turque, des atteintes sévères à la démocratie, et des opérations militaires extérieures sans précédent.
Il a remporté certains succès, mais ses revers aux élections municipales l’an dernier, et les tensions internationales qu’il a provoquées, l’obligent à être en mouvement perpétuel sous peine de tomber.
Mais avec des finances mal en point, un pays dont il entretient les divisions, et des rapports tendus avec ses alliés de l’OTAN tout en cultivant une relation ambigüe avec Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan n’est pas aussi serein que l’image d’ »homme fort » qu’il voudrait donner. »