« Lundi, le seuil symbolique des 15 livres turques pour 1 dollar américain a été à nouveau franchi. Une dépréciation qui pourrait coûter très cher au Trésor public turc » dit Timour Ozturk dans Les Echos du 12 mai 2022.
L’année dernière, la livre turque a perdu 44 % de sa valeur face au dollar. La monnaie nationale turque connaît des fragilités structurelles comme le rappelle Timothy Ash, analyste au cabinet BlueBay Asset Management : « La livre est très vulnérable, avec un large déficit du compte courant, beaucoup de dette extérieure à court terme, et une faible réserve de devises étrangères. »
Mais c’est la baisse du taux directeur de la Banque centrale de la République de Turquie (BCRT) qui a précipité sa dépréciation. Entre septembre et décembre 2021, ce taux est passé de 19 % à 14 %, et Recep Tayyip Erdogan refuse de le remonter pour lutter contre l’inflation qui frappe le pays, près de 70 % sur un an en avril selon les chiffres officiels.
Cette politique monétaire hétérodoxe vise à stimuler la croissance turque, à accroître la compétitivité de ses produits à l’export et à faciliter l’accès au crédit des ménages.
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Le 19 décembre dernier, en plein effondrement de la livre, le président turc justifiait ce choix d’un point de vue religieux, comme une manière de limiter l’usure : « Nous baissons les taux. N’attendez rien d’autre de moi. En tant que musulman, je continuerai à faire ce que prescrivent les décrets religieux ». Au plus fort de la crise , le 20 décembre dernier, le dollar avait frôlé les 17 livres turques.
Une garantie de dépôts à double tranchant
Pour sauver la livre, la marge de manoeuvre de la banque centrale est aujourd’hui très limitée. « La BCRT dispose de très peu de réserves de devises, il est difficile de savoir combien elle peut encore utiliser pour soutenir la livre sans risquer une crise systémique, peut-être 20 milliards de dollars », estime Timothy Ash. Dans ce contexte, pour inciter les citoyens turcs à ne pas convertir leur épargne en devise étrangère, le gouvernement avait annoncé le 21 décembre un mécanisme de garantie des dépôts.
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Couplée à une intervention sur les marchés, cette décision avait permis d’apprécier la monnaie nationale, restée jusqu’au lundi 9 mai sous la barre des 15 livres turques pour 1 dollar américain. Mais le principe de ce mécanisme de protection des dépôts contre les variations du taux de change repose sur un pari dangereux.
Ainsi les Turcs peuvent placer leur épargne pour une durée de trois, six, neuf ou douze mois, au taux de 14 %, celui de la BCRT, et en cas de dépréciation de la livre face au dollar, le Trésor public compense l’épargnant en fonction du taux de change à la date du dépôt. Tant que cette politique permettait de juguler la dépréciation de la livre turque, le pari était gagnant. Mais Timothy Ash prévient : « Si la livre s’effondre, le Trésor se retrouvera avec une énorme facture. »
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Sans compter que la forte inflation rend le taux d’intérêt de ce placement dérisoire, et qu’un retrait des fonds avant échéance provoque une perte de l’intérêt et de la compensation du taux de change. Avec une livre qui dévisse à nouveau et une inflation record, le pari pourrait s’avérer doublement perdant : pour le Trésor public turc comme pour les épargnants.
L’Etat a bien conscience du danger. Le « Financial Times » rapporte ce jeudi que les banques turques sont sous la pression du gouvernement pour limiter les ventes de livres par les investisseurs étrangers présents dans le pays, afin d’éviter une spirale baissière sur la devise, et limiter le coût pour les finances publiques.
Les Echos, 12 mai 2022, Timour Ozturk, Photo/Adem Altan/AFP