Le président turc a reçu des messages de félicitations aussi bien de ses vieux alliés et protégés, tels le Qatar et le mouvement islamiste Hamas, que de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et d’Israël, des pays avec lesquels ses relations ont été longtemps chaotiques. Par Laure Stephan(Beyrouth, correspondance), Hélène Sallon(Beyrouth, correspondante), Ghazal Golshiri et Louis Imbert (Jérusalem, correspondant) dans Le Monde du 30 mai 2023.
Dimanche 28 mai au soir, des messages de félicitations ont été adressés, de tout le Moyen-Orient, au président turc, Recep Tayyip Erdogan, à l’occasion de sa réélection. Au pouvoir depuis 2003, le leader de 69 ans, qui a remporté 52,2 % des voix au second tour, est vu comme une figure de stabilité dans un ordre régional en pleine reconfiguration. L’ex-parrain des mouvements islamistes du monde arabe, que dix années de rivalité ont opposé aux monarques de Riyad et d’Abou Dhabi, est devenu un partenaire-clé dans la consolidation d’un nouvel équilibre. « Les pays du Golfe préfèrent la continuité au changement… La personne que nous connaissons est mieux que la personne que nous ne connaissons pas », résumait dans l’entre-deux-tours, le commentateur politique émirati Abdulkhaleq Abdulla à l’agence de presse Reuters.
Les plus prompts à se réjouir de la victoire du « Reis » ont été ses plus proches alliés, en particulier l’émir du Qatar, le cheikh Tamim Ben Hamad Al Thani. Sitôt la victoire proclamée à Ankara, les gratte-ciel de Doha se sont parés de la couleur rouge du drapeau turc et de portraits du président turc et du cheikh Tamim. Puis, du mouvement palestinien Hamas aux Frères musulmans égyptiens, toutes les composantes de la mouvance islamo-réformiste, de laquelle est proche l’AKP, le parti de M. Erdogan, ont clamé victoire. Un immense drapeau turc a même été suspendu à la tour de l’horloge de Tripoli, bastion de la fierté sunnite dans le nord du Liban, qui abrite des courants islamistes.
Le Hamas et les Frères musulmans se sont distingués en saluant le « succès du processus démocratique » turc. Ces mouvements se félicitent que les électeurs turcs n’aient pas légitimé les critiques de Kemal Kiliçdaroglu, le rival malheureux de M. Erdogan, qui accusait la politique d’Ankara d’être « pilotée par la confrérie des Frères musulmans ». Le maintien au pouvoir du président turc est une excellente nouvelle pour le Hamas, qui apprécie l’attention que celui-ci porte à Jérusalem, et le soutien qu’il lui accorde. Des cadres en exil du mouvement palestinien résident à Istanbul, qui constitue un lieu de transit et de rendez-vous à peu près sûr pour les Palestiniens, hors de l’emprise israélienne.
Depuis que M. Erdogan a renoué, à l’été 2022, de tièdes relations diplomatiques avec l’Etat hébreu, ce dernier demande, sans grand espoir, l’expulsion de Saleh Al-Arouri, le dirigeant du Hamas chargé d’attiser les flammes des affrontements armés en Cisjordanie, ainsi que sa garde rapprochée d’anciens prisonniers en Israël. Dimanche soir, le président israélien, Isaac Herzog, a félicité son homologue turc, disant espérer un renforcement des liens bilatéraux.
Offensive de charme d’Erdogan
Signe que la parenthèse ouverte par les « printemps arabes » de 2011 est bel et bien refermée, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis (EAU) n’ont pas fait languir le président turc, saluant le soir même sa victoire et le renforcement à venir de leurs partenariats économiques. Des messages de félicitations ont été adressés par le monarque saoudien, le roi Salman, et son fils, le prince héritier Mohammed Ben Salman (« MBS »), ainsi que par le président émirirati, Mohammed Ben Zayed Al Nahyane (« MBZ »), et ses deux vice-présidents, dont l’émir de Dubaï, cheikh Mohammed Ben Rachid Al Maktoum.
Pendant dix ans, le Moyen-Orient a été le théâtre d’une violente confrontation entre l’axe Ankara-Doha, favorable aux revoltes arabes, qui tendaient à porter au pouvoir les protégés islamistes de ces deux capitales, et l’axe Riyad-Abou Dhabi, opposé à toute remise en question du mode de gouvernance autocratique. Adepte d’une diplomatie régionale offensive, dite néo-ottomane, le président turc s’est retrouvé opposé en Libye, par forces locales interposées, aux Emirats arabes unis et à l’Egypte. Après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, en 2018, dans le consulat du royaume, la rivalité Erdogan-MBS a mué en une guerre froide acrimonieuse, Ankara accusant les « plus hauts niveaux du gouvernement saoudien » d’avoir commandité la liquidation du dissident.
Mais l’échec des révoltes arabes et l’affaiblissement des Frères musulmans dans la région, puis le déclin de l’économie turque ont incité le président Erdogan à lancer, dès 2020, une offensive de charme en direction de ses adversaires. Ce revirement a mené au rétablissement des relations Ankara-Abou Dhabi en novembre 2021, puis Ankara-Riyad en juin 2022, en échange d’une renflouement des caisses de la banque centrale turque et de promesses de milliards d’euros d’investissement en Turquie.
A quelques jours du second tour, le 25 mai, M. Erdogan s’était d’ailleurs félicité du soutien des pays du Golfe, promettant une fois réélu de renforcer encore ces lucratifs liens. Marché émergent à fort potentiel de croissance, la Turquie est une destination d’investissement attractive pour les pétromonarchies, engagées dans un processus de diversification économique post-pétrole.
Pour l’Iran, un gage de stabilité
M. Erdogan a également reçu des félicitations du président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, dans un message au ton neutre, signe du dégel de la relation entre les deux hommes après une décennie à couteaux tirés. A l’été 2013, une grande partie des Frères musulmans, rescapés du coup d’Etat de M. Sissi et de la chasse aux islamistes lancée dans la foulée, avaient trouvé refugé en Turquie. Depuis la relance des relations entre les deux pays, officialisée en mars 2023, ces exilés égyptiens voient la pression s’accentuer sur leurs épaules.
Le président iranien, Ebrahim Raïssi, a été parmi les premiers dirigeants à féliciter M. Erdogan. Sa réélection est, aux yeux de la République islamique d’Iran, un gage de stabilité et de continuité dans ses relations avec son voisin turc. Les organes proches du pouvoir n’avaient d’ailleurs pas fait mystère de leur préférence. Dans un article publié avant le deuxième tour de la présidentielle par l’agence de presse Fars, proche des gardiens de la révolution, l’armée idéologique du régime, son rival, Kemal Kiliçdaroglu, était présenté comme « une pastèque fermée » dont il est difficile d’anticiper les décisions politiques.
« C’est mieux pour l’Iran si [Erdogan] reste au pouvoir », disait l’ancien diplomate Mohsen Pakayin, cité par Fars.Déjà en mars, sur le site Diplomacy Iran, caisse de résonance de la diplomatie iranienne, l’analyste Eslam Zolghadrpour présentait la réélection du président sortant comme l’option souhaitée par Téhéran, en raison notamment des opportunités qu’offrent la Turquie à l’Iran pour contourner les sanctions internationales liées à ses activités nucléaires.
Le silence de Damas
Dans ce concert de félicitations, seul Bachar Al-Assad manque à l’appel. Le président syrien n’avait pas adressé de message, lundi après midi, à M. Erdogan, qui l’avait jadis qualifié d’« assassin sanguinaire ». Son adversaire, Kemal Kiliçdaroglu, trouvait davantage grâce aux yeux de Damas : il laissait entrevoir la possibilité d’une normalisation sans conditions des relations Damas-Ankara.
Sous la pression de Moscou, le régime syrien a engagé, à l’hiver 2022, des tractations avec la Turquie, en vue d’une réconciliation. Soucieux de donner l’impression qu’il travaille au retour des réfugiés syriens, une revendication de plus en plus pressante de la population turque, M. Erdogan avait suggéré l’idée d’une rencontre avant le scrutin présidentiel. M. Assad, qui n’avait aucune raison de faire ce cadeau à son voisin, a rejeté sa demande. En préalable à toute rencontre, le dictateur syrien exige le retrait des troupes turques, qui occupent une partie du nord de la Syrie, et la fin du soutien d’Ankara à l’opposition syrienne. Damas se retrouve désormais avec un Recep Tayyip Erdogan revigoré par sa réélection, ce qui laisse présager des négociations encore plus âpres.
La réélection du président turc est un motif de grande inquiétude pour les Kurdes. Ces derniers redoutent qu’il mette à exécution ses menaces d’offensive terrestre contre leurs positions, dans le nord de la Syrie. Pour les opposants syriens, en revanche, la reconduction au pouvoir de M. Erodgan suscite un – relatif – soulagement. Si la situation des réfugiés syriens en Turquie s’est détériorée depuis qu’Ankara a renoué les contacts avec Damas, M. Kiliçdaroglu promettait, lui, s’il était élu, de les renvoyer de force et en masse vers la Syrie.