Libération, le 27 décembre 2024
Si la Russie et l’Iran ont perdu un allié avec la chute du régime Assad, de son côté, le président turc Erdogan voit dans les actuels changements syriens l’occasion de pousser ses pions dans la reconstruction qui s’annonce et de faire régner un nouvel ordre dans la région.
Après avoir joué, misé, risqué et triché pendant près de quatorze ans en Syrie, la Turquie a gagné le gros lot le 8 décembre avec la chute du régime Assad. La roue de la fortune a tourné en sa faveur tandis que les autres gros joueurs sur le terrain, Iran et Russie en tête, se retrouvent au tapis – même si Moscou va tenter coûte que coûte de garder ses bases navale et aérienne de Tartous et Hmeimim. La victoire aussi spectaculaire qu’imprévisible des rebelles islamistes est venue compléter le chamboulement au Moyen-Orient initié après l’attaque terroriste du Hamas en Israël du 7 octobre 2023. Plus que la guerre dévastatrice d’Israël à Gaza, ce sont les coups sévères portés contre «l’axe de la résistance» pro-iranien, qui allait de Téhéran à Beyrouth, qui ont rebattu les cartes. L’effondrement du régime syrien, après l’écrasement du Hezbollah au Liban, tourne au profit d’acteurs moins agressifs, les pays du Golfe, mais aussi et surtout la Turquie voisine.
Dans le défilé incessant des délégations internationales à Damas auprès du nouveau maître des lieux, Ahmed al-Charaa, de son nom de guerre Abou Mohammed al-Joulani, pas un jour ne passe sans une visite d’un responsable politique, sécuritaire ou économique turc. Le premier d’entre eux, arrivé le 12 décembre, était le chef du renseignement Ibrahim Kalin, qui s’est rendu à l’emblématique mosquée des Omeyyades à Damas dans une voiture conduite par Charaa lui-même. L’image a fait très forte impression dans l’opinion turque. Se trouvait également à bord le chef du renseignement du Qatar, autre soutien constant de la rébellion syrienne depuis 2011.
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Surpris par la victoire éclair de Hayat Tahrir al-Sham, «les Turcs ont réussi à récupérer le mouvement en marche», estime Bayram Balci, chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences-Po. Le spécialiste de la Turquie rappelle que le président, Recep Tayyip Erdogan, tentait depuis plus d’un an, en vain, d’engager le dialogue avec Bachar al-Assad. «Il pensait qu’une pression militaire de l’opposition pouvait lui faire changer d’avis. Mais il ne savait pas que cela allait marcher aussi bien avec les rebelles syriens, qui se sont révélés efficaces, disciplinés et organisés», souligne l’expert.
Les ambitions grandissent, les obsessions persistent
Alors que la Turquie se retrouve «du bon côté de l’histoire», comme l’a déclaré Erdogan, ses ambitions régionales grandissent, tandis que ses obsessions persistent. Alternant promesses et menaces dans un discours tenu mercredi devant les parlementaires de son parti, l’AKP, le président turc a formulé les priorités de son pays vis-à-vis de la nouvelle donne en Syrie. Se félicitant de «l’immense victoire des Syriens après plus de treize ans de lutte», Erdogan a présagé une ère «de paix, de prospérité et de stabilité dans toute la région, à commencer par la Syrie». Mais pour atteindre cet objectif, «les séparatistes meurtriersdoivent faire leurs adieux aux armes ou être enterrés dans la terre syrienne», a-t-il proféré à l’adresse des forces kurdes du PKK, se disant déterminé à «éradiquer cette organisation terroriste».
L’épineuse question kurde reste une priorité de la politique turque en Syrie. «En insistant sur l’intégrité territoriale de la Syrie, la Turquie, qui occupe une partie du nord syrien frontalier, devrait se retirer, note Bayram Balci. Mais elle cherchera à éviter tout mouvement séparatiste kurde en Syrie pour empêcher une contagion chez elle. Et même si elle ne peut empêcher une entité autonome sous une forme ou une autre en Syrie, elle tiendra à ce qu’elle ne soit pas sous la domination du PKK.» Le jeu est complexe. La Turquie n’est pas seule à vouloir gérer ou décider du sort de la zone kurde en Syrie. Les différents acteurs dans la région, notamment les Etats-Unis qui y gardent des troupes pour faire face à une réémergence de l’Etat islamique, mais aussi Israël, auront leur mot à dire.
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Le premier objectif prioritaire pour les Turcs dans les mois à venir est le retour des réfugiés syriens dans leur pays. Et même si les quelque trois millions de Syriens installés en Turquie, depuis plus de dix ans souvent, ne devront pas tous partir, «Erdogan va grossir les chiffres face à l’opinion et évoquer 500 000 retours, quand il n’y en aura pas la moitié», croit deviner Bayram Balci.
Besoins de reconstruction colossaux
Les plus grandes ambitions sont économiques, alors que les besoins et les chantiers de la reconstruction du pays sont colossaux, dans tous les domaines. «Les projets de développement que la Turquie va soutenir en Syrie» présentés dans une vidéo sur le compte X de l’agence de presse officieuse arabophone RT, font rêver les Syriens. Reconstruction de villes, réparation du réseau électrique, réhabilitation des hôpitaux et des aéroports, équipements et systèmes informatiques, remise en état d’une ancienne voie ferrée allant de Turquie jusqu’en Irak, à travers la Syrie… Une première délégation du ministère turc de l’Energie doit arriver à Damas dans les prochains jours.
Il s’agit de reprendre le grand projet qu’avait Erdogan avant 2011 d’un espace économique réunissant la Turquie, la Syrie, la Jordanie et même l’Irak. «Cette option peut être ravivée, indique Bayram Balci. Elle sera facilitée par un pouvoir désormais sunnite en Syrie, ainsi que par les bons échanges déjà établis avec le Kurdistan irakien. Le seul moyen pour Erdogan d’établir des relations correctes avec les Kurdes, c’est par le biais de l’économie.» La Turquie n’a pas les moyens de la reconstruction, mais avec l’argent du Golfe et l’aide internationale, elle est bien placée pour être l’un des reconstructeurs majeurs en Syrie. Recep Tayyip Erdogan, qui se prépare à une visite officielle «historique» à Damas, incluant notamment la prière à la mosquée des Omeyyades et la visite du tombeau de Saladin dans la vieille ville, sera sans surprise accompagné d’une délégation importante de chefs d’entreprises turcs.