Bête noire du gouvernement du président turc Erdogan, l’ancien homme d’affaires et philanthrope est emprisonné depuis 2017 pour avoir tenté de « renverser le gouvernement par la force ».
Le 9 Octobre 2023, Nicolas Bourcier, Le Monde.
Le mécène turc incarcéré Osman Kavala a reçu le prix Vaclav-Havel de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, lundi 9 octobre à Strasbourg. Décerné chaque année, depuis dix ans, le prix récompense des « actions exceptionnelles » de personnes attachées à défendre les droits humains en Europe et au-delà. L’ex-homme d’affaires est une personnalité emblématique de la société civile. Bête noire du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, il fut arrêté en 2017 et accusé, contre toute vraisemblance, d’avoir financé le coup d’Etat de 2016 et même la révolte de Gezi, au cœur d’Istanbul, durant le printemps 2013.
Cette figure de l’intelligentsia stambouliote est la deuxième personnalité turque à recevoir la distinction. En 2017, le prix avait été attribué au juge Murat Arslan, ancien rapporteur de la Cour constitutionnelle turque, emprisonné pour « appartenance à une organisation terroriste » par un tribunal d’Ankara l’année précédente.
Comme son prédécesseur, Osman Kavala n’a pas pu se rendre dans la capitale alsacienne. Comme lui, il a pu toutefois rédiger une lettre de remerciement qui a été lue aux parlementaires de 47 pays présents dans l’hémicycle, dont la Turquie, membre du Conseil de l’Europe depuis 1950. C’est sa femme Ayse Bugra, sociologue et professeure d’économie politique à Istanbul, présente à Strasbourg, qui a porté sa voix.
Détenu depuis le 1er novembre 2017, le philanthrope, aujourd’hui âgé de 66 ans, a été condamné en 2022, après quatre ans et demi de détention provisoire, à la« perpétuité aggravée », à l’isolement et avec une période de sûreté de durée « perpétuelle ». Une peine qui avait été introduite dans l’arsenal juridique en remplacement de la peine de mort abolie en 2004.
Ce verdict couperet a été prononcé après moins d’une heure de délibéré. Sept autres prévenus, l’architecte Mücella Yapici, la documentariste Cigdem Mater, le militant des droits civique Ali Hakan Altinay, l’avocat Can Atalay, la réalisatrice Mine Özerden, l’universitaire Tayfun Kahraman et le fondateur de nombreuses ONG Yigit Ali Ekmekçi avaient été condamnés à dix-huit ans de prison chacun pour complicité du même chef d’accusation : avoir tenté de « renverser le gouvernement par la force » en ayant fomenté les manifestations du parc Gezi.
« Assassinat judiciaire »
Le mouvement fut le premier grand élan de protestation contre Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre. Pacifique et spontané, porté surtout par la jeunesse, il se solda par une violente répression, au prix de sept morts et plus de 8 000 blessés. A l’époque, Osman Kavala, connu pour consacrer sa fortune à ses activités caritatives et à la mise en valeur de l’héritage multiculturel en Turquie – kurde, arménien et syriaque –, tente de jouer les médiateurs entre les manifestants et les autorités. Mal lui en prend. Il devient la cible principale des autorités. Le numéro un turc ne fera d’ailleurs jamais mystère de sa volonté de punir le mécène.
Une semaine à peine après son arrestation, et alors qu’aucune charge n’a encore été formulée contre lui, le chef de l’Etat lâche devant les militants de son parti : « Certains essaient de travestir la vérité en présentant [Osman Kavala] comme un bon citoyen. Mais l’identité de ce personnage, surnommé “le Soros de Turquie”, a été démasquée. » Recep Tayyip Erdogan fait référence au milliardaire philanthrope juif d’origine hongroise George Soros, devenu l’une des figures les plus détestées de l’extrême droite mondiale et de nombreux dirigeants autoritaires de la planète.
Les procureurs mettront deux ans à établir l’acte d’accusation, un document cousu de fil blanc. On y découvre que les billets d’avion d’Osman Kavala sont considérés comme des preuves à charge. Qu’il serait un agent de l’étranger car il a voyagé « en Belgique, en Allemagne et aux Etats-Unis », en 2012, « avec des représentants d’Open Society », l’ONG de George Soros. Et que des témoins anonymes certifient son implication dans la révolte de Gezi, présentée comme ourdie de l’étranger. Le fait d’avoir apporté quelques tables en plastique, un haut-parleur et des cookies au parc (son bureau est situé à quelques mètres de Taksim) est également inscrit au dossier. Lui nie les accusations et dénonce un « assassinat judiciaire » fondé sur des « théories du complot ». Osman Kavala n’appartient à aucun parti, organisation ou mouvement politique.
En février 2020, le tribunal pénal acquitte tous les prévenus en soulignant qu’aucune preuve concrète n’accompagnait l’épais réquisitoire du procureur pour justifier ses accusations. De l’aveu même d’un des trois juges, le droit a été bafoué allègrement aussi bien sur la forme que sur le fond. Mais, alors que le bus s’apprête à franchir la porte de la prison, Osman Kavala est arrêté sur ordre du procureur d’Istanbul cette fois avec deux nouvelles accusations échafaudées à l’occasion : espionnage « politique et militaire » et participation à la tentative du putsch raté de juillet 2016.
La Turquie condamnée
Des voix s’élèvent à nouveau, critiquent la parodie de justice, une mascarade politique et l’acharnement des juges téléguidés par Ankara. Même Bülent Arinç, juriste, membre fondateur du parti présidentiel AKP et ancien vice-premier ministre, désapprouvera l’acte d’accusation, que « même un enfant n’aurait pas écrit », tant celui-ci fait preuve de ridicule. Mais rien n’y fait. La procédure prend une tournure tragique deux ans plus tard avec la condamnation à perpétuité d’Osman Kavala pour, en partie, des chefs d’accusation dont il avait été acquitté, comme tous les autres prévenus.
Le verdict vient d’être confirmé par la Cour de cassation turque le 28 septembre. La décision de la Haute cour marque la fin des recours. Les condamnations de quatre de ses coaccusés à dix-huit ans de prison ont été également confirmées en cassation, dont celle de Can Atalay, élu député en mai et qui perd ainsi son mandat. Trois autres ont en revanche vu leurs peines annulées dont l’architecte Mücella Yapici.
Depuis plus de trois ans, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la Turquie pour la détention abusive d’Osman Kavala et décrété la nullité des preuves portées à charge contre lui. Elle exige sa libération et menace Ankara d’une procédure d’infraction. De son côté, le Conseil de l’Europe a laissé entendre qu’il pourrait lancer une procédure de sanction contre la Turquie pour le non-respect de la décision de la CEDH. En vain. Intervenant depuis sa prison, le philanthrope a expliqué lors d’une de ses audiences, via une retransmission vidéo, que sa détention n’avait pour but que de permettre au pouvoir du président Erdogan « d’entretenir la fiction d’un complot ».
Après la remise du prix Vaclav Havel à Murat Arslan, en 2017, les autorités turques ont mis « en doute la crédibilité de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ». Furieux qu’un « terroriste » ait été récompensé, Ankara avait alors décidé de réduire sa participation au budget de l’institution et mis fin à son statut de Grand Donateur du Conseil de l’Europe.
Il y a quinze jours, la CEDH avait déjà épinglé la Turquie pour avoir condamné un homme pour appartenance à une organisation terroriste armée en se fondant sur sa simple utilisation de l’application de messagerie cryptée ByLock. Un jugement qui avait, là encore, provoqué l’ire du président. « La décision de la CEDH est la dernière goutte qui a fait déborder le vase », a-t-il lâché devant les députés du Parlement turc d’Ankara, ajoutant que la Turquie n’attendait « plus rien de l’Union européenne ». Aujourd’hui, une goutte est venue s’ajouter à la dernière.