Traduit par Renaud Soler; Paru le 13/11/20 dans Al-Monitor en turc.
Photo: DPA
Les tensions entre la France et la Turquie, alimentées par les caricatures de Charlie Hebdo, le projet de loi sur le séparatisme et les dernières attaques terroristes, sont en train de se propager à l’Autriche et à l’Allemagne. Le président Recep Tayyip Erdoğan s’emploie à attirer à lui les groupes sociaux que le gouvernement français prend pour cibles, alors que les débats glissent des cellules terroristes aux mouvements islamistes et nationalistes (appelés « idéalistes »), que la Turquie utilise à son profit.
Au moment même où la France était ébranlée par le terrorisme, des Turcs ont organisé des manifestations à Lyon, Vienne et Dijon. L’une d’entre elle avait été déclenchée par des affrontements, qui ont fait plusieurs blessés, lors d’une marche organisée par des Arméniens sur une autoroute près de Vienne. Mais c’est la manifestation du 31 octobre à Décines, dans la métropole lyonnaise, qui a poussé les autorités à l’action. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé la dissolution des Loups Gris par décret.
Selon le ministre, qui a rappelé que les Loups gris avaient déjà été impliqués dans des actions violentes contre des Kurdes et des Arméniens, des inscriptions « RTE » (Recep Tayyip Erdoğan) et « Loups Gris » ont été retrouvées sur le Mémorial du génocide arménien. Le ministère des Affaires Étrangères turc a indiqué qu’il n’existait pas de mouvement du nom de « Loups gris » et qu’il répliquerait fermement à cette décision.
Beaucoup pensent que la décision française est une manière de montrer le bâton. En effet, il n’existe pas d’organisation portant le nom de « Loups gris », même s’il est possible, sur la base des symboles et des signes utilisés, d’engager des actions légales. L’entourage de Darmanin a dit à RTL.fr : « ils n’ont pas le statut d’association, mais il y a plusieurs personnes qui se réunissent régulièrement, qui ont des contacts entre eux, et qui agissent comme s’ils étaient un groupement organisé ».
Les Loups Gris, organisation de jeunesse du Parti du Mouvement Nationaliste (MHP) portant officiellement le nom de « Foyers idéalistes », sont désignés sous différentes appellations en Europe. L’organisation qui les chapeaute en France s’appelle la Fédération des associations démocratiques et idéalistes turques de France. S’ils ne sont pas présents à Paris, on les retrouve à Lyon, Dijon, Strasbourg et Grenoble. Ils contrôlent aussi plusieurs mosquées.
À la suite de ces événements, la députée Sevim Dağdelen (die Linke), a demandé l’interdiction de la Fédération des associations démocratiques et idéalistes turques de France (ADÜTDF). Elle a qualifié l’organisation, fondée en 1978 et regroupant 170 associations, d’anticonstitutionnelle et d’hostile aux Kurdes, Arméniens, Alévis, Grecs et Juifs. Le député écologiste Cem Özdemir a aussi annoncé le dépôt d’une motion visant à faire fermer toutes les institutions liées aux nationalistes « idéalistes ».
Les Loups Gris sont depuis quelques années étroitement surveillés par les services de sécurité allemands. L’Agence fédérale pour la formation civique avait noté en 2017 que les Loups Gris étaient la plus importante organisation d’extrême-droite du pays devant les néo-nazis. Dans le rapport 2019 de l’Office fédéral de protection de la constitution (BfV, sécurité intérieure), un chapitre intitulé « Extremist efforts of foreigners posing a threat to security (excluding Islamist extremism) » évoque l’Union des associations culturelles islamiques turques d’Europe, fondé par une scission du MHP. D’après le rapport, « while the umbrella organisations try to outwardly appear as law-abiding, non-organised followers of the Ülkücü movement spread their racist ideas of superiority, in particular via the Internet ». Les organisations liées à la Turquie ne sont pas seulement sous l’influence de l’AKP mais aussi des services de renseignement.
Si l’on prête attention aux réponses fournies par le gouvernement allemand aux motions présentées au Bundesrat, il apparaît que les services de renseignement turcs (MİT) sont utilisés au service de l’AKP. Leurs activités se sont renforcées avec la tentative de coup d’État de 2016 et l’accroissement subséquent du nombre de réfugiés politiques. Au cours de cette période, 18 000 ultra-nationalistes se sont rapprochés de l’AKP. Le BfV avait signalé en 2018 que des institutions comme l’Union turco-islamique des affaires religieuses (DİTİB) servaient à mener des opérations de renseignement.
Au cours de ses premières années, l’AKP recrutait dans les mosquées de la Vision nationale (Milli Görüş) et du DİTİB mais ne parvenait pas à attirer les nationalistes. La rupture de l’alliance de l’AKP avec la confrérie Gülen, la reprise de la guerre contre les Kurdes et l’accord avec le MHP a changé la donne. Une nouvelle génération à la fois nationaliste et partisane d’Erdoğan est née. L’AKP a par ailleurs pris soin d’accueillir en Turquie les associations sises en Europe, leur conférant ainsi une mission de représentation du pays. En France, beaucoup d’organisations, comme le COJEP (Conseil pour la Justice, l’Égalité et la Paix), ont assumé ce rôle. Une autre de leurs fonctions est de lutter contre les groupes de gauche et les Kurdes liés au PKK. Afin de mobiliser les Turcs, s’assurer de leurs voix et se renforcer en Europe, l’AKP a aussi fondé des partis locaux, comme le parti Égalité Justice (PEJ) en France en 2015.
Erdoğan, en conflit avec les Européens, donne tous les signes qu’il n’hésitera pas à transformer ces groupes en moyens d’intimidations. En juin dernier, des nationalistes turcs ont pris d’assaut un ressemblement de femmes kurdes et provoqué trois jours de tensions avec la police. L’Autriche pense que la Turquie a joué un rôle dans ces événements. Alors que la France et l’Allemagne sont plus fermes, l’Autriche est inquiète de ce que pourrait faire Erdoğan. En 2018, à la suite d’une pièce de théâtre historique organisée dans une mosquée, où des enfants étaient revêtus de tenues militaires, Vienne avait réagi avant de faire marche arrière devant les critiques d’Ankara.
Le gouvernement autrichien, qui a interdit le signe à la tête de loup et le drapeau à trois lunes, symboles des Loups Gris, s’attend à des suites pouvant aller jusqu’à des assassinats, comme ceux de trois militantes kurdes en 2013 à Paris. En septembre, Feyyaz Ö. s’est rendu aux autorités autrichiennes en affirmant qu’il avait été mandaté par un ancien député du MHP, retraité des services secrets turcs, pour perpétrer un assassinat ; ceci tend à accréditer les évaluations de l’Autriche. La prolongation de la détention jusque aujourd’hui montre que la question est prise très au sérieux.
La présence de Sedat Peker dans le Haut-Karabakh, le chef mafieux lié à l’État profond turc, la sortie de prison d’Alaattin Çakıcı, connue comme « gâchette de l’État », et ses retrouvailles avec quelques-unes des figures des années noires de la Turquie, obligent à se poser la question : « va-t-on revivre le temps des assassinats de Kurdes et d’Arméniens en Europe ? ». D’après des sources qui se sont exprimés auprès d’Al-Monitor, le gouvernement autrichien prend cette éventualité très au sérieux et se coordonne avec la France et l’Allemagne.
Il semble que les personnes impliquées dans les événements de France soient à la fois liées aux Loups Gris et à des structures proches de l’AKP. Dans les manifestations faisant suite, en 2018, à une couverture du Point où Erdoǧan était qualifié de dictateur, il y avait des Loups Gris. L’un des organisateurs des manifestations de Lyon, Ahmet Çetin, était candidat aux élections législatives de 2017 dans l’Ain avec l’étiquette du PEJ. Au beau milieu de ces événements, il vient d’être condamné à 1 000 euros d’amende et 4 mois de prison avec sursis pour incitation à la violence ou à la haine raciale. Dans le décret interdisant les Loups Gris, une vidéo d’Ahmet Çetin est cité, où il dit : « Je suis le commando turc ! Que le gouvernement [turc] me donne une arme et 2 000 € et je ferai ce qu’il y a à faire où que ce soit en France ». Cette personne est emblématique de la fluidité des relations entre les nationalistes et l’AKP.
Le président du COJEP Ali Gedikoğlu est aussi jugé à Strasbourg pour des menaces contre des intellectuels (« infraction de provocation, non suivie d’effet, à l’atteinte volontaire à l’intégrité de personnes »). Le COJEP a annoncé le 1er novembre la fermeture de toutes ses plateformes locales et régionales, à l’exception de COJEP International à Strasbourg.
Le directeur du département d’études turques de l’Université de Strasbourg, Samim Akgönül, rappelle que l’AKP obtient en France 65% des voix lors des élections, qu’Erdoğan est considéré par beaucoup comme un héros et que dans les mosquées et les associations, nombreux sont les partisans d’Erdoğan plus royalistes que le roi. Akgönül l’explique ainsi à Al-Monitor : « le MHP s’était toujours tenu à l’écart du DİTİB et de la Vision Nationale. Mais pour la deuxième génération du MHP, nés en Europe de parents immigrés, Erdoğan incarne la synthèse turco-islamique. La nouvelle génération est à la fois nationaliste et partisane d’Erdoğan ».
Selon Akgönül, Erdoǧan ne souhaite pas trop faire monter la pression pour ne pas mettre en danger les intérêts économiques de la Turquie. L’universitaire considère néanmoins que la décision de mettre fin au recrutement d’imams étrangers est malvenue : « la Turquie encadre d’une main ferme les musulmans turcs. Elle a développé des mécanismes de contrôle sur eux. Le premier est le ministère des Affaires Religieuses (Diyanet), le second la Vision nationale. La radicalisation commence souvent après le départ de la mosquée. Contrairement à ce que prétend Marine Le Pen, ces mécanismes permettent de contrôler le djihadisme. La radicalisation dans les mosquées et les associations est moindre. Ce sont les loups solitaires qui se réfugient chez l’État Islamique et al-Qaida.
Il faut rappeler que parmi les 11 suspects qui sont jugés pour les attaques de 2015 contre Charlie Hebdo, 2 sont Turcs. Le nombre de ceux qui donnent raison à Le Pen, qui veut faire fermer les 10 écoles et les 71 mosquées de la Vision nationale, augmente. Akgönül pense que le climat politique est dommageable pour les deux côtés : « Les Turcs de France ne sont pas encore parvenus à affirmer la légitimité de leur existence. Il leur arrive encore d’entendre : “Si vous n’êtes pas contents, rentrez chez vous !”. Tout ce qu’ils font est reconduit à leur identité turque, et eux-mêmes se renferment souvent avec plaisir dans cette identité. C’est dangereux et pour la France, et pour les Turcs ».
En bref, Erdoǧan joue avec la rue. En Allemagne, quand, pour une affaire d’escroquerie, une mosquée est perquisitionnée, le président turc parle de « résurgence du nazisme », la perception des Turcs en est influencée. Quant à Macron, il considère les rayons hallal et les abattoirs produisant de la viande hallal comme du séparatisme et veut mettre empêcher le développement d’une société parallèle. Il est pourtant évident que cela ne peut donner lieu qu’à de nouvelles divisions, dont rien n’est moins souhaitable, pour les Français, qu’Erdoǧan en soit le catalyseur.
Fehim Tastekin est un journaliste turc et chroniqueur pour Turkey Pulse d’Al-Monitor qui a précédemment écrit pour divers journaux turcs. Il est spécialisé dans la politique étrangère de la Turquie et les affaires du Caucase, du Moyen-Orient et de l’UE. Sur Twitter : @fehimtastekin