Courrier International, 17 Février 2021, Kenan Cruz Çilli
Le ladino, ou judéo-espagnol, est une langue historiquement parlée par les Séfarades de la péninsule Ibérique et de l’Empire ottoman. Naguère en danger de disparition, l’idiome est désormais remis au goût du jour par des apprenants venus renouer avec leurs racines ou découvrir une nouvelle culture.
On le disait sur le point de disparaître, mais voilà qu’aujourd’hui le ladino suscite un engouement surprenant. Derrière le regain d’intérêt mondial pour cette langue se cache un événement pourtant peu exaltant : l’épidémie de Covid-19. L’une des conséquences inattendues de la pandémie est l’augmentation significative de la pratique du ladino… en ligne. Cette langue est en plein essor, comme en témoignent les nombreux cours et les conférences internationales hebdomadaires organisés sur Zoom ainsi que la multiplication des publications en ladino. Résultat : de nombreux spécialistes réajustent leurs prédictions pessimistes sur la vitalité de cet idiome.
Le phénomène ne se résume pas à l’augmentation du nombre de locuteurs et d’apprenants : les confinements successifs et le développement des activités en ligne ont également contribué à resserrer les liens de communautés séparées par des milliers de kilomètres, redonnant ainsi un second souffle à leur langue commune.
Une histoire méditerranéenne
Il suffit de jeter un œil à El Amaneser, un mensuel d’Istanbul exclusivement rédigé en ladino qui paraît depuis 2005, pour constater la forte hausse mondiale des activités liées à cette langue. En réaction à la demande florissante, le journal a décidé de publier chaque mois plusieurs pages d’articles écrits par des lecteurs, juifs ou non, qui apprennent le ladino en ligne. Ces étudiants, d’âges et d’horizons divers, contribuent à bousculer l’idée que cette langue, à l’écrit ou à l’oral, est réservée aux personnes d’un certain âge.
Avant la pandémie, les estimations du nombre de locuteurs du ladino, également connu sous le nom de judéo-espagnol, judesmo, spanyolit et djidio (en Bosnie-Herzégovine), oscillaient entre 60 000 et 400 000 individus. La base de données Ethnologue, qui recense toutes les langues connues, en compte 130 000. Le ladino est reconnu comme langue minoritaire en Israël, en France, en Bosnie-Herzégovine et en Turquie. L’Unesco le classe parmi les 6 000 idiomes en danger à travers le monde.
La plupart de ses locuteurs sont des descendants des Juifs séfarades qui ont émigré vers l’Empire ottoman après avoir été expulsés d’Espagne ou du Portugal à la fin du XVesiècle. Pendant des siècles, le judéo-espagnol a prospéré dans les cités portuaires de l’Empire comme Istanbul, Thessalonique [aujourd’hui en Grèce] et Smyrne [aujourd’hui Izmir, en Turquie], en empruntant des mots à d’autres langues locales, notamment le grec et le turc. En 1939, à Istanbul, pas moins de 5 % de la population parlaient le ladino, soit 35 000 personnes.
Différentes raisons pour apprendre
Aujourd’hui, ses locuteurs sont éparpillés partout dans le monde, mais ils sont surtout présents en Israël et en Turquie, ainsi que dans différentes villes du continent américain, où les Séfarades sont nombreux. Karen Sarhon, rédactrice en chef d’El Amaneser et coordinatrice du Centre de recherche séfarade d’Istanbul, aborde avec enthousiasme et optimisme ce qu’elle qualifie de “renaissance” du ladino :
Tout à coup, avec le confinement, de nouvelles personnes se sont intéressées au ladino.”
“Beaucoup de gens essaient d’apprendre cette langue, certains parce qu’ils ont des racines dans la communauté séfarade de l’Empire ottoman ou de Turquie, d’autres parce qu’ils parlent espagnol et qu’ils ont envie d’apprendre une langue qui y ressemble beaucoup, et d’autres encore parce que ça les intéresse, tout simplement.”
Cette année, des cours longtemps dispensés dans les salles de classe ont migré vers Internet. De nouveaux horizons géographiques et intellectuels se sont alors ouverts aux étudiants. Où qu’ils soient, ils peuvent désormais participer à des cours de ladino se tenant aux États-Unis, en Turquie ou en Argentine. Bon nombre de ces apprenants, dont certains n’ont pas plus de 13 ans, écrivent maintenant régulièrement dans cette langue. “C’est un véritable miracle, se réjouit Karen Sarhon. Du jour au lendemain, je me suis mise à crouler sous les articles qu’on m’envoyait !”
Revitaliser la langue par les publications
Et ce bataillon de contributeurs est loin d’être la seule nouveauté introduite par la pandémie dans le milieu du ladino. Il y a encore quelques mois, El Amaneser était le seul journal en langue judéo-espagnole au monde, dernier témoin d’une longue tradition éditoriale et journalistique dans le monde séfarade, où l’on publiait en ladino de Thessalonique à Izmir, de la Bosnie à la Bulgarie, et même jusqu’aux États-Unis.
Aujourd’hui, à Jérusalem, le périodique [de langue judéo-espagnole] Aki Yerushalayimest de retour après plusieurs années d’interruption. Une preuve supplémentaire des efforts internationaux entrepris pour préserver et revitaliser cette langue et cette culture uniques. [On peut en entendre les sonorités dans la musique de la chanteuse brésilienne de famille séfarade Fortuna, qui, depuis les années 1990, fait vivre le ladino dans ses albums.]
L’avènement de l’ère Zoom a également permis la tenue de réunions hebdomadaires animées exclusivement en ladino. Les nombreux fuseaux horaires listés sur les affiches promotionnelles témoignent de l’étendue et du dynamisme de la communauté ladinophone à travers le monde. Chaque dimanche, des participants venus de tout le continent américain, d’Espagne, de France, de Turquie ou d’Israël se rassemblent pour suivre des débats captivants sur l’identité séfarade contemporaine.
L’espoir des passionnés
S’il est bon de rester prudent quant à l’avenir du ladino dans les prochaines décennies, on ne peut nier qu’Internet a permis à cette langue de grandir et aux communautés séfarades de resserrer des liens distendus. De nouvelles relations et des réseaux linguistiques et culturels inédits ont également vu le jour.
Beaucoup de passionnés ont bon espoir que cette renaissance du ladino permettra, à long terme, de sauver leur langue de la disparition et d’aborder le XXIIe siècle avec ce même dynamisme.
“Quand je pense que, dans les années 1990, Tracy Harris soutenait que le ladino était une langue ‘morte’ [d’après son livre Death of a Language : The History of Judeo-Spanish, la langue judéo-espagnole subissait un déclin irrémédiable], je ne peux pas m’empêcher de sourire et de me dire : ‘Oui, c’est ça !’”conclut Karen Sarhon avec une satisfaction contenue.
Kenan Cruz Çilli is a Turkish-Portuguese graduate student of Modern Middle Eastern Studies at the University of Oxford. He is a regular contributor to El Amaneser and Şalom and the founder of TurkeyHeritageWatch, a page on instagram that aims to document, conserve, and raise awareness of vulnerable cultural heritage sites in Turkey.
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