L’ancienne zone portuaire de la rive européenne de la ville a vu les opérations de rénovation et de privatisation se multiplier
Article du Monde daté du 1e septembre 2023
Engin, la cinquantaine et la parole bien nourrie, a toujours été restaurateur, de père en fils, même bien avant l’apparition des touristes le long des rues étroites et serpentines de Karaköy (littéralement le « village noir » en turc), quartier portuaire et longtemps populaire de la rive européenne d’Istanbul où il a grandi et travaillé toute sa vie. Tandis que d’autres commerçants se reconvertissaient dans la street food et les cafés branchés, l’enfant du village (qui préfère ne pas donner son vrai nom) a persévéré dans la cuisine simple et traditionnelle, celle des légumes et des plats de saison.
Longtemps, il a entendu parler de projets pharaoniques pour transformer ce que les anciens du quartier appelaient le « marché du mardi » et connu depuis comme le Galataport. Dès le début des années 2000, les plans de rénovation et de réaménagement de cette longue et fine ligne droite d’un peu plus de 1 kilomètre, quelque 100 000 mètres carrés tenus entre parenthèses par les collines de Pera, les eaux sombres du Bosphore et le pont de Galata, se sont soudainement multipliés. L’endroit, avec sa vue imprenable à ras de l’eau sur l’embouchure de la mer de Marmara et la Corne d’Or, ses gigantesques entrepôts, ses bâtiments anciens des douanes et des cafés à narguilés, où le visiteur pouvait contempler pendant des heures l’agitation du monde, avait de quoi attiser les appétits.
Manque de transparence
L’époque était à l’embellie économique, aux investissements à tous crins, soutenus par les hommes neufs du nouveau premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, partisans d’un néolibéralisme pur et dur. Galataport allait devenir l’une des têtes de pont du tourisme de luxe grâce à la transformation des hangars et des bâtiments historiques inoccupés en hôtels et commerces chics. Les promoteurs espéraient aussi pouvoir accueillir chaque semaine trois ou quatre bateaux de croisière avec leur richissime clientèle venue des quatre coins du monde. Tout cela dans un environnement protégé et sécurisé digne des plus grands shopping malls.
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Un premier appel d’offres, lancé par l’entreprise d’Etat Turkish Maritime Enterprises (TDI), est remporté en 2005 pour 3,5 milliards d’euros par le consortium Royal Caribbean Cruises. Une affaire rondement menée, mais rapidement portée devant les tribunaux par la chambre des urbanistes d’Istanbul. Manque de transparence, mise en place d’une loi spéciale retirant les compétences-clés à la municipalité, les critiques pointent aussi un transfert des droits d’exploitation anormalement longs (quarante-neuf ans) et une vaste privatisation de la zone portuaire.
A cela s’ajoute la présence, dans le consortium, du richissime et sulfureux armateur israélien Sammy Ofer, dont le nom sera mêlé à une sombre histoire de négoce avec l’Iran. Le gouvernement est contraint de torpiller la procédure. Le ministre des finances d’alors, Kemal Unakitan, dira, non sans humour, que le projet de réhabilitation de « Galataport est devenu Galatamort ». Il promet toutefois une nouvelle adjudication.
Loi côtière amendée
Les élections générales de 2007 offrent un court répit aux multiples projets de privatisation de l’espace urbain. A peine trois ans plus tard, la chose est entendue : la loi côtière, calquée sur la législation française, est amendée. Elle autorise désormais toutes sortes de constructions, allant du parking au centre commercial. La voie est libre pour Galataport.
Nouveau plan directeur, zone privative réduite ainsi que durée de la concession, tout est fait pour toiletter le projet. Les bâtiments de la douane seront restaurés et la construction d’un musée, Istanbul Modern, au cœur même de Galataport, confiée à une entité à part.
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Le gigantesque terminal croisière sera construit à huit mètres sous le niveau de la mer, juste au-dessous de la promenade piétonne et commerciale. Les critiques des chambres professionnelles des architectes et des urbanistes n’auront cette fois-ci aucune prise. L’appel d’offres est remporté par le groupe Dogus Holding, en 2013, pour 700 millions d’euros.
Pendant les travaux, Engin s’est approché une nuit du chantier pour y jeter des œufs. Un geste de colère. « Ma femme m’en a voulu, non pas parce qu’elle soutenait le projet, mais parce que j’avais pris les œufs bio de la cuisine », dit-il, dans un sourire amer. Et puis ceci : « Depuis le début, Galataport est tourné vers la marchandisation de ce bord de mer. Mais cela ne marche pas. Depuis son ouverture cette année, les boutiques y sont quasi vides. Il n’y a que quelques curieux et touristes du Golfe. Les croisiéristes, eux, ont leur programme organisé en ville pour la journée et repartent le lendemain. On ne les voit jamais. »
Un des accès à Galataport, contrôlé comme tous les autres par des agents de sécurité, se trouve à quelques mètres de son restaurant. Engin ne l’a encore jamais franchi. Un jour, assure-t-il, il ira voir le musée. Le Bosphore, lui, attendra.