« Bayraktar signifie « porteur de drapeau » en turc, mais c’est aussi le patronyme du gendre du président Recep Tayyip Erdogan, Selçuk Bayraktar, dont l’entreprise produit, d’abord pour l’armée turque, puis pour l’exportation, des drones de plus en plus redoutables. Le Bayraktar TB2, testé à partir de 2014, peut voler pendant plus d’une journée d’affilée, dans un rayon de 150 kilomètres, avec l’électronique nécessaire pour frapper sa cible de jour comme de nuit » dit Jean-Pierre Filiu* dans Le Monde.
Ce drone a permis, une fois la Turquie engagée aux côtés du gouvernement internationalement reconnu en Libye, de détruire les batteries antiaériennes du camp adverse, au printemps 2020, contribuant à la débandade des mercenaires russes du groupe Wagner. Quelques mois plus tard, c’est l’Azerbaïdjan qui profite de l’efficacité des TB2 pour contraindre l’Arménie à se retirer du Haut-Karabakh. Les drones turcs sont mis en valeur lors du « défilé de la victoire », à Bakou, en décembre 2020, en présence d’Erdogan.
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Un chant de résistance
L’Ukraine acquiert en septembre 2019 un premier lot de six Bayraktar TB2, dont l’un est utilisé, deux ans plus tard, pour bombarder une position des séparatistes prorusses dans le Donbass. Kiev dispose d’une vingtaine de ces drones lors de l’invasion russe du 24 février et les utilise pour détruire en quelques jours une dizaine d’hélicoptères, autant de batteries antiaériennes et une demi-douzaine de blindés ennemis. Sont particulièrement spectaculaires les dommages infligés à certains convois russes, dont les images de véhicules calcinés font le tour du monde.
Les performances du TB2 sont telles que l’Ukraine renouvelle ses dotations dès les premiers jours du conflit, les drones turcs transitant sans doute par le territoire polonais. Le Bayraktar contribue ainsi significativement à endiguer l’avancée russe et à contraindre l’agresseur à une guerre de positions, certes dévastatrice pour l’Ukraine, mais beaucoup plus coûteuse pour le Kremlin.
C’est à un soldat ukrainien que l’on devrait la composition de Bayraktar, une chanson à la gloire du drone turc, dont les couplets vengeurs sont scandés lors des manifestations contre l’invasion russe :
« Les moutons sont venus de l’est pour “restaurer un grand Etat”, mais le meilleur gardien de troupeaux est/Bayraktar/Leurs arguments étaient leurs armes diverses, leurs puissants missiles et toute leur artillerie, mais nous avons un commentaire à lancer d’en haut/Bayraktar. »
Le clip de la chanson, éventuellement sous-titré en anglais ou en arabe, devient bientôt viral, illustré d’images de frappes aériennes ou de convois incendiés. Le couplet final se veut à la fois menaçant et déterminé :
« Les minables propagandistes du Kremlin tentent de faire avaler leurs mensonges, mais une nouvelle étoile se lève devant leur tsar/Bayraktar. »
La chanson circule dans toute l’Ukraine, y compris dans les zones sous occupation russe, comme a pu en témoigner le directeur du théâtre de Kherson, interviewé par Le Monde juste après sa libération.
Les leçons d’Istanbul
Le drone Bayraktar n’est pas seulement un atout maître aux mains de l’armée ukrainienne, c’est aussi pour Ankara un précieux moyen de gérer au mieux sa très délicate relation avec Moscou. La Turquie n’a pas oublié la tiédeur du soutien de l’OTAN lorsque, à l’automne 2015, l’intervention directe de la Russie en Syrie a favorisé les incidents, voire les provocations à la frontière syro-turque. Erdogan s’est trouvé bien seul face à Poutine après qu’un Sukhoï-24 a été abattu par l’aviation de la Turquie pour avoir violé son espace aérien. Ankara a dû alors multiplier les gestes d’apaisement envers le Kremlin, avant d’abandonner, un an plus tard, les insurgés d’Alep et de nouer un partenariat durable, quoique conflictuel, avec la Russie sur le dossier syrien. La carte ukrainienne reste cependant essentielle pour Erdogan, qui s’est rendu à Kiev, trois semaines avant l’invasion russe, entre autres pour approfondir la coopération en matière de défense, avec un projet déjà avancé de production locale de drones de combat.
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Le Kremlin accorde une priorité absolue à la neutralisation de ces drones de combat
L’état-major russe a révélé son obsession pour le Bayraktar en déclarant, le 25 mars, que trente-cinq des trente-six TB2 de l’armée ukrainienne auraient été détruits en un mois d’invasion. Un tel bilan, selon lequel trois quarts de l’aviation ukrainienne auraient également été détruits, n’a aucune valeur en soi, mais il confirme néanmoins deux points essentiels : les livraisons de Bayraktar par la Turquie se sont bien poursuivies après le début de l’offensive russe, d’une part, et le Kremlin accorde une priorité absolue à la neutralisation de ces drones de combat, d’autre part.
Le lendemain, Moscou accuse d’ailleurs Bakou d’avoir violé le cessez-le-feu conclu sous l’égide russe en frappant des positions arméniennes avec au moins un drone Bayraktar. Malgré cette mise en cause indirecte de la Turquie, la Russie n’en accepte pas moins de participer aux négociations avec l’Ukraine qui s’ouvrent, en présence d’Erdogan, le 29 mars à Istanbul, dans le palais du dernier sultan ottoman. Les deux parties russe et ukrainienne s’accordent à qualifier ces pourparlers de « substantiels », même si aucune percée n’a été réalisée.
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La contribution décisive de la Turquie à l’armement de l’Ukraine, loin d’invalider sa médiation avec la Russie, l’a donc confortée. Une leçon qui devrait être méditée dans les capitales européennes.
* Jean-Pierre Filiu est professeur des universités à Sciences Po.
Le Monde, 3 avril 2022, Jean-Pierre Filiu