« L’Ukraine posséderait une vingtaine de Bayraktar TB2, utilisés pour frapper les camions et chars russes. Des armes qui permettent aussi à la Turquie d’accroître son aura diplomatique » rapporte Anne-Sophie Faivre Le Cadre dans Libération.
C’est le fleuron de l’industrie militaire turque et une pièce maîtresse dans la guerre en Ukraine : le drone Bayraktar TB2. Très compétitif, il allie hautes performances et coûts réduits : il se vend à environ 5 millions de dollars (4,6 millions d’euros), contre 20 millions de dollars (18,3 millions d’euros) pour un appareil américain. Construits par la firme Baykar – dont le directeur technique n’est autre que Selcuk Bayraktar, jeune ingénieur formé aux Etats-Unis et époux de la fille cadette du président Erdogan –, les drones turcs suscitent un intérêt croissant et des commandes en cascade : à ce jour, neuf pays les utilisent et seize autres sont engagés dans un processus de commande.
«Pas de conditions politiques»
L’Ukraine disposerait d’une vingtaine de TB2. Dès les premières heures du conflit, ils ont fait mouche, ciblant des colonnes de camions de ravitaillement et de chars russes. Ces frappes ont vite donné l’impression que les Russes ne maîtrisaient pas pleinement l’espace aérien.
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«Grâce à son expérience dans les opérations de contre-terrorisme, la Turquie a développé un savoir-faire indigène pendant des décennies. La Turquie est désormais en mesure de fabriquer des drones conformes aux normes de l’Otan à moindre coût, par rapport à Israël ou aux Etats-Unis», analyse le chercheur et expert militaire turc Arda Mevlutoglu. De plus, les drones turcs sont utilisés lors de conflits de haute intensité : en Ukraine en ce moment où ils frappent les convois russes, en Azerbaïdjan, en Libye ces dernières années. En revanche, les drones américains et israéliens n’ont connu que des conflits contre-insurrectionnels, de moindre intensité. Le Bayraktar TB2 est même devenu un outil de propagande : ses exploits ont été abondamment retransmis à la télévision turque au cours du conflit syrien. Autre atout majeur des drones turcs par rapport à leurs homologues américains ou israéliens, le peu de cas que fait Ankara de leur utilisation. «La Turquie n’impose pas de limitations ou de conditions politiques, comme les pays américains ou européens, particulièrement regardants à ce sujet», poursuit Arda Mevlutoglu.
«Vecteur de soft power»
Mais la plus grande victoire des drones reste les opportunités économiques et politiques qu’ils offrent à la Turquie, dans un contexte de grave crise économique et d’effondrement de la devise nationale. Selon une estimation du Conseil européen des relations internationales (EFCR), les drones ont ainsi représenté au moins 700 millions de dollars (643 millions d’euros) de ventes pour les entreprises de défense turques et ont généré 3,2 milliards de dollars (2,9 milliards d’euros) supplémentaires en exportations de défense l’année dernière. «Les drones turcs ont introduit de nouvelles dynamiques déstabilisantes dans des régions déjà complexes, mis en péril les relations de la Turquie avec des puissances importantes telles que l’Algérie et la Russie, et créé des complications pour l’Otan et les initiatives multilatérales occidentales», indique par ailleurs l’EFCR dans un article publié le 31 janvier.
«Le drone turc est devenu une source d’influence majeure pour Ankara, mais également un vecteur de soft power voué à accroître l’aura diplomatique de la Turquie. Cette dernière parvient souvent à doubler un contrat militaire avec un contrat économique – cela s’est vu récemment en Ukraine ou en Pologne – et se sert des drones comme un vecteur d’amélioration des relations économiques», analyse le consultant et chercheur indépendant Emile Bouvier.
Les ambitions du président Erdogan, qui se rêve en chef d’entreprise de la défense, ne sont guère circonscrites aux frontières des anciennes provinces de l’empire ottoman, son aire d’influence traditionnelle. L’expertise turque en matière de drones a ainsi rencontré un écho dans de nombreux pays africains, notamment auprès des pays musulmans dont elle veut devenir le chef de file. Grâce à la diplomatie des drones, la Turquie a ainsi renforcé ses relations stratégiques avec l’Ethiopie et le Maroc, deux pays présentant un fort intérêt géopolitique.
Libération, 9 mars 2022, Anne-Sophie Faivre Le Cadre