Dans le conflit israélo-palestinien comme dans l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les grandes puissances se sont laissé surprendre par le retour de la force brutale, analyse Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde », dans sa chronique.
Le 11 Octobre 2023, Sylvie Kauffmann, Le Monde.
C’est un rappel qui en dit long sur l’état du monde. Il émane du président turc, Recep Tayyip Erdogan, commentant, lundi 9 octobre à la télévision, la guerre d’un nouveau type qui fait rage entre Israël et le Hamas. Dans une louable tentative d’exercice d’équilibre, M. Erdogan demandait à « Israël de cesser ses bombardements de territoires palestiniens » et « aux Palestiniens de cesser leur harcèlement d’habitations civiles israéliennes ». Parce que, a-t-il ajouté, « la guerre a aussi ses normes et sa morale. Toutes les parties sont tenues de s’y conformer ».
C’est vrai, il existe un droit de la guerre. Une morale, c’est plus discutable, mais des normes, oui. Ou plutôt, il existait un droit de la guerre, de son nom savant jus in bello.
RIP, jus in bello. Les « normes de la guerre » sont bafouées dans l’ensemble des conflits interétatiques récents. En Ukraine, la force russe d’invasion – qui ne s’était pas non plus embarrassée du respect du droit en Syrie – commet des crimes de guerre, cible délibérément des infrastructures civiles et des lieux notoirement occupés par des civils.
Plus de gendarme du monde
L’ambassadeur russe à l’ONU, Vassili Nebenzia, a affirmé lundi, pour justifier le tir d’un missile balistique sur un café du village de Hroza, qui a tué 52 civils, que des « complices néonazis » y étaient réunis pour assister aux obsèques d’un « important nationaliste ukrainien ». Dans le Haut-Karabakh, violant des engagements pris aux termes d’accords internationaux, l’Azerbaïdjan a imposé un blocus total à la population arménienne pendant neuf mois, prélude à un vaste nettoyage ethnique, sous les yeux des soldats russes.
Le Hamas n’est pas un Etat, les territoires palestiniens non plus – c’est bien le problème. Mais le Hamas, de facto, dirige la bande de Gaza et en assure les fonctions militaires, ce qui l’assimile à un acteur étatique dans l’esprit d’Erdogan et d’autres dirigeants. Ce n’est pas la première guerre entre le Hamas et Israël, mais c’est la première fois que ce mouvement armé attaque directement des civils dans une offensive d’une telle envergure, les massacre par centaines, les kidnappe par dizaines. Israël, de son côté, par la politique d’annexion de l’extrême droite, par la transformation de Gaza en prison à ciel ouvert et par la nature de sa riposte à l’attaque du Hamas, fait également fi du droit : « couper l’eau, l’électricité et la nourriture à une population civile massive est contraire au droit international », a relevé Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, citant l’ONU.
Les normes, « toutes les parties sont tenues de s’y conformer », dit le président turc. Tenues par qui ? Il n’y a plus de gendarme du monde et, d’ailleurs, quel ordre serait-il chargé d’appliquer ? Qui a accordé depuis samedi une quelconque attention aux efforts de l’envoyé spécial de l’ONU pour le processus de paix au Moyen-Orient, Tor Wennesland ? L’effondrement du système international « fondé sur des règles », selon la formule consacrée, s’est opéré sous nos yeux, laissant libre cours à l’expression désinhibée de la haine et du désir de vengeance. Et à la guerre totale, primaire, meurtrière, menée dans des tranchées ou à moto, loin de la conflictualité « propre » promise par la haute technologie et la doctrine du « zéro mort ».
L’onde de choc de la déflagration du 7 octobre n’est pas seulement normative ou morale, comme dirait M. Erdogan. Elle ébranle aussi les fragiles équilibres géopolitiques du monde et les puissances qui ont tenté de les mettre en place.
Réveil brutal
Il y a, bien sûr, le cinglant désaveu des accords d’Abraham passés en 2020 entre Israël et certains pays arabes et de la logique qui sous-tendait cette normalisation : celle de l’illusion d’une paix israélo-arabe au prix d’un refoulement de la question palestinienne, certes entêtante, mais pas au point d’en être prioritaire pour les régimes arabes. L’administration Biden s’était ralliée à cette politique promue par Donald Trump. L’Arabie saoudite négociait avec Washington des garanties de sécurité et un feu vert pour le développement d’un programme nucléaire civil, en échange de la reconnaissance de l’Etat hébreu par Riyad. Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale, doit se mordre les doigts de s’être félicité il y a deux semaines d’un « Moyen-Orient plus calme qu’il ne l’a été depuis vingt ans ». Si calme que les Etats-Unis, empêtrés dans un Congrès dysfonctionnel où l’aile radicale du parti républicain bloque les confirmations de hauts fonctionnaires, toléraient de n’avoir d’ambassadeur ni en Israël, ni en Egypte, ni au Koweït, ni à Oman.
Le terrorisme, fléau planétaire après le 11-Septembre au point que l’administration Bush avait érigé la lutte antiterroriste en « guerre mondiale », a été relégué au rang des nuisances secondaires sous contrôle. Les grandes puissances ont baissé la garde, comme anesthésiées. Le réveil, aujourd’hui, n’en est que plus brutal, avec le cauchemar des prises d’otages, parmi lesquels beaucoup d’étrangers. Aux Etats-Unis, à l’aube d’une campagne présidentielle incertaine, risque maintenant de rôder le spectre de la crise des 52 otages américains en Iran qui a empoisonné la campagne de 1980.
Même la diplomatie chinoise est mise à l’épreuve, entre ses velléités de médiation pour peser davantage sur la scène internationale et sa traditionnelle inclination à se tenir à l’écart du conflit israélo-palestinien. Ses partenaires du monde émergent, eux, se montrent divisés sur la question.
Qui, finalement, pourra remettre sur le métier l’impossible dialogue entre Israéliens et Palestiniens ? L’Europe a commencé par étaler lundi ses divisions et sa complexité avant de retrouver le chemin de la raison mardi. A la fois alliée d’Israël et fournisseuse d’une aide cruciale aux Palestiniens, elle a, elle aussi, pris de plein fouet l’onde de choc de la déflagration.