Tandis que la marche pour la Journée internationale des droits des femmes reste interdite à Istanbul, la commissaire européenne aux droits humains dénonce dans un rapport « la répression policière brutale », les restrictions des libertés démocratiques ou encore la partialité du pouvoir judiciaire.
Le Monde, le 8 mars 2024 par Nicolas Bourcier
Difficile d’être plus explicite. « La liberté d’expression est en péril en Turquie, les journalistes, les défenseurs des droits humains et la société civile évoluent dans un environnement extrêmement hostile, marqué par des pressions systématiques et des poursuites judiciaires à leur encontre. » L’autrice de ces lignes est Dunja Mijatovic, la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, dont la Turquie est un membre fondateur.
Ce n’est pas la première fois que le Conseil relève ainsi les errances et entorses à l’Etat de droit dans ce pays dirigé depuis plus de vingt et un ans par Recep Tayyip Erdogan, lui-même emprisonné un temps avant d’accéder à la plus haute marche du pouvoir. Mais cette année semble avoir particulièrement retenu l’attention de l’institution européenne. Dans son rapport, publié mardi 5 mars, Mme Mijatovic, dont le mandat s’achève le 1er avril, constate une situation « alarmante » dans tout le pays en matière de droit et de justice.
La responsable bosnienne déplore les entraves à la liberté de réunion, évoquant « une répression policière brutale », « des arrestations massives » et des poursuites pénales contre des manifestants pacifiques. Elle regrette particulièrementles multiples interdictions de manifester visant les femmes, les défenseurs des personnes LGBT ou de l’environnement. Et de dénoncer le fait qu’à nouveau, ce 8 mars, « la marche organisée à Istanbul à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes soit interdite depuis huit ans ».
Blocage des contenus en ligne
En trois chapitres organisés de façon dense et ramassée, Dunja Mijatovic enchaîne les exemples et les observations. La commissaire attire notamment l’attention sur « l’environnement extrêmement hostile à la dissidence et sur les restrictions sévères des libertés démocratiques des citoyens et de la société civile dans son ensemble ». Les législations adoptées ces deux dernières années par les autorités visant à accorder des pouvoirs supplémentaires à l’autorité de régulation des technologies de l’information et de la communication sont particulièrement critiquées.
« Au fur et à mesure que le temps passe et que les autorités ne remédient pas à ces violations, les dommages causés à la liberté des médias et à la liberté d’expression en Turquie laissent des traces de plus en plus profondes, conduisant à l’autocensure des journalistes et des médias indépendants. Il en va de même pour le public en général, y compris la jeune génération », déplore le rapport.
Bien qu’il n’existe pas de statistiques officielles sur le nombre de blocages des contenus en ligne, plusieurs enquêtes indiquent que, depuis décembre 2022, plus de 150 000 adresses URL et 55 500 tweets ont été bloqués par les autorités. Le rapport cite notamment l’exemple du « Dictionnaire amer » (Eksi Sözlük), l’une des plates-formes de médias sociaux turcs les plus populaires, qui a été bloquée à plusieurs reprises par décision de justice. A la suite du tremblement de terre du 6 février 2023, l’accès avait été entravé pour des raisons de sécurité nationale, « bien que le site ait été utilisé pour passer des appels afin de demander de l’aide et des secours dans les zones touchées par le séisme », note la commissaire.
« Les autorités ont poursuivi leur répression à l’encontre des journalistes travaillant pour des médias prokurdes », poursuit la responsable. En avril 2023, soit un mois avant la présidentielle de mai, au moins dix journalistes figuraient parmi les 150 personnes arrêtées lors des raids menés par les forces de police dans 21 villes, qui visaient également des politiciens, des avocats et des artistes.
Avocats « pris pour cibles »
Dans une dernière partie, consacrée à l’indépendance et l’impartialité de la justice, Dunja Mijatovic se dit préoccupée par le fait que « les avocats continuent d’être pris pour cibles, notamment sur la base de l’hypothèse de la “culpabilité par association” dans les affaires liées au terrorisme », une préoccupation que la commissaire avait déjà abordée dans un précédent rapport en 2020. « Le droit à la liberté de réunion pacifique, garanti par la Convention européenne des droits de l’homme, a été gravement compromis en Turquie par des interdictions systématiques, un maintien de l’ordre rigoureux, y compris un recours excessif à la force et des arrestations massives. »
L’affaire dite des « Mères du samedi », du nom de ces familles qui ont repris leurs manifestations hebdomadaires, en 2009, pour réclamer les corps de leurs enfants disparus dans les années 1990, au plus fort de la sale guerre entre l’armée et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), est « symptomatique », note le rapport, du dysfonctionnement du système judiciaire. Malgré deux arrêts de la Cour constitutionnelle, en 2019 et 2020, qui ont confirmé le droit à la liberté de réunion pacifique des « Mères du samedi », ce n’est qu’en novembre 2023 qu’un groupe d’une dizaine de personnes a été autorisé à se rassembler devant le lycée Galatasaray, à Istanbul, après avoir été privé de ce droit pendant cinq ans.
« Des rapports concordants confirment une forte partialité du pouvoir judiciaire à l’égard des intérêts politiques et un manque systémique d’indépendance du pouvoir judiciaire turc », dit encore le rapport, qui rappelle les cas du mécène Osman Kavala, « injustement détenu depuis 2017 », et du dirigeant kurde incarcéré Selahattin Demirtas, dont la requête est pendante depuis 2019.
Pour la commissaire, cette situation « pose un risque existentiel pour l’Etat de droit en Turquie et, par extension, pour le respect de tous les droits humains ». Et de conclure en appelant Ankara à libérer les prisonniers d’opinion, à réviser ses lois restrictives et à respecter les décisions de sa propre Cour constitutionnelle.