Courrier International, le 21 mai 2021
Après avoir été proche du pouvoir et fervent partisan du président Erdogan, Sedat Peker, célèbre mafieux turc, multiplie, depuis début mai, les révélations embarrassantes pour le pouvoir, plongeant l’establishment politique dans plusieurs scandales.
Après avoir été proche du pouvoir et fervent partisan du président Erdogan, Sedat Peker, célèbre mafieux turc, multiplie, depuis début mai, les révélations embarrassantes pour le pouvoir, plongeant l’establishment politique dans plusieurs scandales.
Viol, homicides, trafic international de cocaïne, trafic d’influence… Les accusations du célèbre parrain de la pègre Sedat Peker, en fuite à l’étranger, pleuvent depuis plusieurs semaines à l’encontre des députés du parti au pouvoir, l’AKP, d’anciens ministres ou de figures proches du pouvoir et dressent le portrait accablant d’un État failli, d’une police corrompue et d’une justice aux ordres.
Avant sa cavale, Sedat Peker, très connu en Turquie depuis les années 1990 et figure du crime organisé, connu pour son militantisme à l’extrême droite et spécialiste du racket et du trafic de drogue était pourtant au faîte de sa gloire et de sa puissance.
Devenu un fervent supporter du président Recep Tayyip Erdogan, il est photographié en sa compagnie et n’hésite pas à organiser des meetings politiques dans la ville natale du président. Pourtant, il tombe rapidement en disgrâce. Il faut dire que le caïd a beaucoup d’ennemis, dont un autre nom célèbre du banditisme turc, Alaattin Çakici, emprisonné pour une série de meurtres (dont celui de sa femme) et libéré en avril 2020 à la demande expresse et répétée du leader du parti d’extrême droite, le MHP, devenu l’allié indispensable du pouvoir d’Erdogan. Plus grave, il entretient des rapports conflictuels avec les frères Albayrak, dont l’un, Berat, est le gendre d’Erdogan et ancien ministre de l’Économie, et l’autre, Serhat, le patron de Turkuvaz Media, qui compte notamment le quotidien Sabah et l’influente chaîne de télévision A Haber, décrypte Ahmet Sik, ancien journaliste devenu député de la gauche radicale, dans les colonnes de T24. Le journaliste retrace :
Il y a deux ans, informé du dossier monté contre lui, Peker fuit d’abord dans les Balkans, d’où il publie une première vidéo dès mai 2020 dans laquelle il rend Berat Albayrak responsable de sa chute.”
Puis le mafieux se fait un peu oublier, jusqu’au mois d’avril 2021.
“Opération contre l’organisation criminelle de Sedat Peker”, titre alors un article du quotidien Milliyet, le même journal qui avait pourtant organisé une cérémonie en son hommage en 2017, lui remettant le prix du meilleur entrepreneur et mécène de l’année. Cinquante-quatre de ses hommes de main sont arrêtés, les domiciles de sa femme et de ses filles sont perquisitionnés. C’est la goutte de trop pour le bandit qui, depuis début mai, publie des vidéos à charge sur les réseaux sociaux.
Le sceau du secret rompu
“Un trépied et une caméra, voilà ce qui causera votre chute !” promet alors le voyou, en s’adressant aux plus hauts responsables de l’État turc, rapporte notamment le média en ligne Medyascope,qui analyse le discours du mafioso truffé de références islamiques. “C’est une preuve très intéressante concernant les rapports de pouvoir en Turquie, le fossé entre l’idéologie et la pratique. Au-delà du contenu même des révélations qu’il fait, ce qui est passionnant, c’est de voir le sceau du secret rompu par quelqu’un de l’intérieur du système. On voit des gens [accusés par Peker] qui parlent continuellement de ‘synthèse turco-islamique’, de ‘la parole du Dieu tout-puissant’ et puis qui se retrouvent mêlés à des trafics internationaux”, analyse le rédacteur en chef, Rusen Çakir. Et ses révélations pourraient coûter cher au caïd : “Il affirme que la Turquie, pour obtenir son extradition, aurait même proposé de livrer des drones à certains pays. Après avoir quitté la Macédoine pour le Maroc, l’on apprend qu’il s’est enfui aux Émirats arabes unis [un des pays rivaux de la Turquie sur la scène régionale].”
Consultées des millions de fois chacune, distillées tous les quatre ou cinq jours, ses vidéos sont très suivies par l’opinion publique turque. “L’on attend la prochaine vidéo YouTube de Sedat Peker comme l’on attendrait le prochain épisode Netflix de Narcos, la série sur le trafiquant colombien Pablo Escobar”, écrit un journaliste du quotidien Sözcü, qui interroge : la Turquie ne vivrait-elle pas un retour aux années 1990, où milices paramilitaires, criminalité organisée, réseaux d’extrême droite marchaient main dans la main avec les services de l’État ? Et de poser la question à Mehmet Eymür, ancien responsable du contre-terrorisme au sein du MIT, les services secrets turcs :
« LA SITUATION ACTUELLE EST PIRE QUE DANS LES ANNÉES 1990. A L’ÉPOQUE, ON ESSAYAIT QUAND MÊME DE FAIRE NOTRE TRAVAIL, ON ÉTAIT SOUTENUS. AUJOURD’HUI, JE CONSTATE QUE LE PROCUREUR N’A OUVERT AUCUNE ENQUÊTE SUR LES RÉVÉLATIONS QUI SONT FAITES, NOUS N’AVONS JAMAIS ATTEINT UN TEL NIVEAU D’IGNOMINIE ».
Dernier visé par les révélations, Süleyman Soylu, le ministre de l’Intérieur, avec lequel Peker comptait s’arranger pour obtenir une possibilité de retour en Turquie. S’estimant trahi par celui qui, jadis, lui fournissait des policiers en guise de gardes du corps, Peker fulmine. “Je n’ai rien à voir avec cet individu, si quelqu’un prouve le contraire, je suis prêt à accepter toutes les sanctions, y compris la peine de mort”, déclarait en réponse le numéro 2 du pouvoir turc, rapporte le quotidien Evrensel.
Le 18 avril, Peker publiait sur Twitter ses conservations filmées avec le journaliste Hadi Özisik, ancien conseiller de Soylu, confirmant que lui et son frère servent d’intermédiaires entre le baron de la pègre et le ministre : “Je préviens tous ceux qui sont visés dans mes déclarations, ne démentez pas où vous serez ridiculisés à votre tour”, assène le mafieux vengeur.