L’avenir du Rojava, la zone autonome kurde du Nord-Est de la Syrie, inquiète les habitants des régions kurdes de Turquie /Céline Pierre-Magnani / LE MONDE

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Ankara soutient l’offensive des factions syriennes à sa solde contre le Nord-Est kurde, tout en esquissant la possibilité d’une relance des négociations avec le PKK en Turquie.

Le Monde, le 2 janvier 2025

Vêtue d’une longue jupe fleurie, la tête couverte d’un voile blanc bordé de dentelles, Aynur (elle n’a pas souhaité donner son nom de famille) se tient debout, perplexe, au milieu de la chaussée. Habitante d’origine kurde de la région de Sanliurfa, dans le sud-est de la Turquie, la grand-mère s’est levée tôt pour rejoindre à l’heure dite la manifestation prévue dans la ville frontalière de Suruç. Mais les effectifs des forces de l’ordre ont augmenté sur place ces derniers jours, un cordon policier bloque la route et empêche pour le moment l’avancée du petit cortège.

« J’ai trois enfants, je craignais que l’un de mes fils rejoigne l’“organisation” [les Unités de protection du peuple, YPG, le principal mouvement armé kurde syrien]. Mais c’est finalement ma fille qui est partie à Kobané en 2014 », confie Aynur, à voix basse, montrant du doigt la route en face d’elle, menant à la frontière avec la Syrie. « Je sais qu’elle est encore en vie », veut-elle croire, bien qu’elle soit sans nouvelles depuis plusieurs années. Alors quand elle a entendu que Kobané, à une dizaine de kilomètres au sud, était le théâtre de combats, elle a spontanément rejoint la mobilisation pour la paix du DEM, le Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie (anciennement HDP), une formation prokurde turque, ce mercredi 25 décembre 2024.

La grise et poussiéreuse localité de Suruç, 100 000 habitants, serait restée une localité quelconque en Turquie si elle n’était pas la « jumelle » de Kobané (Ayn Al-Arab) en Syrie. Des liens familiauxunissent les populations des deux villes, et les habitants de Suruç craignent de revivre le scénario de l’automne 2014. A l’époque,les forces kurdes et les combattants de l’organisation Etat islamique (EI) s’étaient affrontés au cours d’âpres combats à Kobané, et Suruç s’était transformée en base arrière des militants et des humanitaires venus porter assistance à la population civile de Syrie. La victoire des forces kurdes, soutenues par la coalition menée par les Etats-Unis dans les airs, avait transformé la ville de Kobané en symbole de la lutte contre la barbarie de l’EI.

Deux journalistes tués

Depuis la chute du régime de Bachar Al-Assad, le 8 décembre 2024, les factions de l’Armée nationale syrienne (ANS), milice islamiste à la solde de la Turquie, ont profité de cette fenêtre d’opportunité pour relancer une offensive contre le territoire du Rojava, la zone autonome kurde du Nord-Est syrien, protégée par les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance arabo-kurde, dominée par les YPG. L’Observatoire syrien des droits de l’homme, au réseau largement implanté sur le territoire, rapportait, lundi 30 décembre, des combats entre les FDS et les factions de l’ANS, à l’est de la région d’Alep, ayant fait une trentaine de morts.

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Les drones turcs ont également fait des victimes parmi les journalistes turcs d’origine kurde. Postés aux abords du stratégique barrage de Tichrine, sur l’Euphrate, au sud de Kobané, Nazım Dastan, 32 ans, et Cihan Bilgin, 29 ans, auraient été tués alors qu’ils couvraient les affrontements sur le terrain. Les autorités turques considèrent, pour leur part, qu’il s’agissait de combattants du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, classé terroriste par Ankara et ses alliés occidentaux), dont le YPG est une émanation.

Depuis le 19 décembre, les familles et les proches des deux journalistes réclament le rapatriement des corps en Turquie. Ankara rechigne, craignant que les enterrements ne donnent lieu à de nouvelles protestations. « Nazım et Cihan faisaient partie des rares journalistes sur le terrain, qui rapportaient des images des réalités les plus crues de cette guerre (…), et la coalition ne réagit pas à cette tuerie, se désole Bilal Güldem, collègue des victimes au sein de l’Agence Mezopotamya, installée à Diyarbakir, la grande ville kurde du sud-est de la Turquie. Le pouvoir met la pression sur les journalistes dès qu’une période importante se profile. La Turquie a des projets pour le Rojava. Reste à voir si les Etats-Unis laisseront faire. »

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Ankara et Washington sont depuis longtemps en désaccord sur le soutien militaire et logistique que les Etats-Unis apportent aux forces kurdes en Syrie. Le Pentagone a réaffirmé son appui aux FDS, en annonçant, à la mi-décembre, avoir multiplié par deux ses effectifs militaires, les portant à 2 000 soldats dans le Nord-Est syrien. Les dernières attaques de l’EI dans la région ont également convaincu la France de frapper des positions de l’organisation en Syrie, a annoncé le ministre des armées français, Sébastien Lecornu, mardi 31 décembre.

Visite à Öcalan

En Turquie, la question kurde est revenue sur le devant de la scène. En parallèle aux opérations menées contre les FDS, le gouvernement d’Erdogan a décidé de relancer des négociations de paix avec l’organisation armée du PKK et le DEM. De manière surprenante, Devlet Bahçeli, chef du parti d’extrême droite MHP (Parti d’action nationaliste), jusque-là allergique à toute revendication identitaire kurde, a été à l’origine de cette initiative.

L’allié de Recep Tayyip Erdogan, le président turc, a multiplié les messages d’apaisement en direction du mouvement kurde. « Qu’il annonce la dissolution de l’organisation [du PKK] et la fin de la terreur ! », a ainsi lancé M. Bahçeli, lors d’une réunion de son groupe parlementaire, à l’adresse d’Abdullah Öcalan, le fondateur du PKK, emprisonné depuis vingt-cinq ans, sous-entendant qu’en échange le pouvoir turc relâcherait la pression sur les responsables politiques kurdes. L’opposition soupçonne une manipulation visant à enrôler le parti kurde et son électorat dans le projet de réforme constitutionnelle que le président appelle de ses vœux. Elle lui permettrait notamment de se représenter à l’élection présidentielle en 2028, pour un quatrième mandat.

Pour le chercheur Mesut Yegen, directeur du programme démocratisation de l’Institut Reform et spécialiste de la question kurde, ce sont les bouleversements géopolitiques régionaux qui poussent Ankara à tenter de pacifier sa relation avec le PKK. « La Turquie a bien essayé d’utiliser l’Armée nationale syrienne, mais elle n’a pas réussi à devenir un acteur important sur le terrain. L’Iran n’est plus aussi puissant qu’avant en Syrie et en Irak, et le fait qu’il perde en influence a créé un vide. La Turquie veut y répondre en faisant la paix avec les Kurdes », assure-t-il.

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L’attentat du 23 octobre 2024 perpétré devant le siège d’une entreprise du secteur de la défense, dans la banlieue d’Ankara, qui a fait cinq morts et a été revendiqué par la branche armée du PKK, n’a pas fait reculer les autorités turques dans leur volonté de rechercher la paix. Preuve de la détermination de la coalition gouvernementale sur le dossier, deux membres du DEM, anciennes figures du précédent processus de paix (2013-2015), Sirri Süreyya Önder et Pervin Buldan, ont été autorisés à rendre visite à Abdullah Öcalan, samedi 28 décembre, sur l’île-prison d’Imrali, dans le sud de la mer de Marmara. Le fondateur du PKK y est enfermé depuis 1999 et n’avait pas reçu de visite d’une délégation du parti depuis neuf ans.

Très attendue, la première restitution de l’entrevue est restée très générale, mais le chef du PKK a estimé qu’il était « essentiel » de trouver une « solution pérenne » à la question kurde. Dans les régions à majorité kurde du sud-est de la Turquie, les résultats des enquêtes d’opinion montrent une certaine circonspection vis-à-vis de l’initiative gouvernementale.

Céline Pierre-Magnani (Suruç et Diyarbakir (Turquie), envoyée spéciale)

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