Le Monde, 14 juillet 2021, Marina Rafenberg
Depuis le coup d’Etat manqué, la Grèce est devenue une terre d’asile pour les gülénistes. Pour le gouvernement turc, c’est un argument de plus pour mobiliser contre Athènes.
A chaque anniversaire du coup d’Etat manqué contre le président turc, Recep Tayyip Erdogan, le 15 juillet, l’ambassade turque à Athènes se rappelle au bon souvenir des autorités grecques. « Nous attendons depuis quatre ans maintenant l’extradition des huit militaires (et d’autres) qui ont fui en Grèce, a-t-elle fait savoir, l’an dernier, sur les réseaux sociaux. Justice doit être faite, le plus tôt possible. » Nul doute que le ton sera tout aussi ferme pour les cinq ans du coup d’Etat, tant l’exil vers la Grèce de certains militaires turcs a contribué à tendre les relations entre les deux pays.
Le 16 juillet 2016, six pilotes et deux techniciens, accusés par le régime turc d’avoir participé au coup d’Etat raté et visés par un mandat d’arrêt turc, atterrissaient en hélicoptère à Alexandroupoli, dans le nord de la Grèce, pour y trouver refuge. Recep Tayyip Erdogan avait immédiatement haussé le ton face au premier ministre grec de l’époque, Alexis Tsipras, qui, selon ses dires, lui avait promis l’extradition des militaires. Le ministre des affaires étrangères turc avait alors déclaré que « la Grèce devient un pays qui protège et abrite les putschistes », et avait même été jusqu’à menacer d’annuler l’accord de réadmission des migrants signé avec la Grèce et l’Union européenne. Un chantage que le gouvernement turc a souvent remis sur la table les années suivantes.
La crainte d’éventuels événements
En janvier 2017, la Cour suprême grecque a refusé de remettre les exilés turcs à Ankara. « Deux questions se sont posées aux juges grecs face à ces huit militaires : ont-ils vraiment participé au coup d’Etat ? La Turquie est-elle un Etat de droit qui peut les juger de manière impartiale ? La justice grecque a répondu non à cette dernière interrogation », explique Ioannis N. Grigoriadis, chercheur à la Fondation hellénique pour la politique européenne et étrangère (Eliamep), spécialiste de la Turquie.
« Les huit officiers ont obtenu l’asile en Grèce, ainsi que leurs familles. Mais ils sont surveillés et protégés, pour des raisons de sécurité évidentes », souligne leur avocat, Christos Mylonopoulos. Leurs proches redoutent un éventuel enlèvement de la part des services de renseignement turcs, dans la mesure où plusieurs opérations de ce type ont eu lieu depuis 2016 : au Kirghizistan, avec l’arrestation d’Orhan Inandi, au Kenya, avec celle du neveu du prédicateur Gülen, ou au Kosovo.
« En Grèce, de tels enlèvements n’ont pas eu lieu, mais personne n’est à l’abri avec les services secrets turcs, qui ne cessent d’intensifier leurs activités partout dans le monde, constatePanayotis Tsakonas, professeur en relations internationales à l’université d’Athènes et chercheur à l’Eliamep. Le gouvernement turc pousse actuellement pour que les gülénistes, qui représentent environ 3 % des exilés turcs dans le monde, soient reconnus par l’agence Interpol comme des terroristes, ce qui faciliterait évidemment leur arrestation. »
« Logique de “l’ennemi de mon ennemi est mon ami” »
Les cinq dernières années, environ 20 000 ressortissants turcs sont arrivés en Grèce et près de 9 000 y ont demandé l’asile politique, d’après les services chargés de l’asile. Mais la grande majorité ne reste pas en Grèce et s’envole vers d’autres destinations européennes. Les tensions entre Athènes et Ankara se sont néanmoins amplifiées, avec un pic atteint durant l’été 2020 lorsqu’un navire d’exploration sismique a été envoyé par la Turquie à proximité de l’île grecque de Kastellorizo, dans une zone riche en hydrocarbures.
Encore en janvier 2021, deux militaires turcs contre qui des peines ont été prononcées en Turquie sont arrivés en Grèce par la Crète en naviguant sur un voilier. Puis, quelques jours plus tard, douze autres ont débarqué sur l’île de Rhodes.
« D’après le gouvernement turc, Athènes pourrait utiliser ses ennemis pour lui nuire. Il a même répandu l’idée que le coup d’Etat manqué a été en partie organisé par des réseaux installés en Grèce et rappelle aussi souvent que, dans les années 1980-1990, la Grèce a accueilli des opposants turcs de gauche et des Kurdes, note Panayotis Tsakonas. Mais cette logique de “l’ennemi de mon ennemi est mon ami” tient du mythe. » Preuve en est la capture au Kenya, en 1999, du leader kurde de l’organisation du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, livré ensuite à la Turquie, avait entre autres été rendue possible par des renseignements venus d’Athènes.