L’Armée nationale syrienne, groupe de rebelles affidés à la Turquie / Nicolas Bourcier / LE MONDE

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La progression soudaine des groupes armés hostiles au régime de Damas fait le jeu d’Ankara, qui contrôle ces milices par ailleurs très hostiles aux Kurdes.

Le Monde, le 6 décembre 2024

Ankara peut se frotter les mains. Sans avoir déployé un seul soldat supplémentaire sur le théâtre des opérations du nord de la Syrie, le gouvernement turc est sur le point de voir se réaliser deux de ses plus anciens vœux : étendre son champ d’action au-delà des zones contrôlées par son armée, principalement dans les régions frontalières, et voir reculer les forces kurdes syriennes, liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) turc.

En moins d’une semaine, l’offensive spectaculaire, lancée le 27 novembre, du groupe islamiste radical Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) en coordination avec ses alliés soutenus par la Turquie, a permis aux rebelles syriens de quasiment doubler le territoire qu’ils contrôlent en s’emparant d’Alep, la deuxième ville du pays, poussant vers le sud leur offensive jusqu’aux portes de Hama et reprenant, au nord, l’enclave stratégique de Tall Rifaat, contrôlée par les Kurdes. Cette dernière prise, obtenue dimanche par les combattants de l’Armée nationale syrienne (ANS), un groupement de milices pro-turques, éclaire l’étroitesse des relations entre Ankara et cette coalition de rebelles longtemps rivale de HTuerrC. Elle révèle aussi l’efficacité avec laquelle la Turquie a su naviguer dans les complexités régionales.

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Pendant des années, le pouvoir turc a été le principal soutien des groupes d’insurgés qui se sont soulevés contre le président Bachar Al-Assad en 2011. La volonté d’empêcher les militants kurdes de se masser à la frontière turque et celle de stabiliser le nord du pays pour y renvoyer les réfugiés syriens installés sur son territoire ont été les moteurs de cette politique d’intervention du président Recep Tayyip Erdogan en Syrie. Avec, comme point d’orgue, l’occupation des régions du Nord syrien, à partir d’août 2016, par les forces armées turques et leurs supplétifs de l’ANS.

Réputation de mercenaires

Comprendre la nature, l’organisation et les alliances changeantes de ce groupement de factions rebelles, armé et stipendié par Ankara, est « une véritable gageure », de l’avis même du spécialiste syrien exilé en Suède, Orwa Ajjoub. Formée par la Turquie, l’ANS comprend à la fois des groupes locaux et des unités venues des régions de Damas, Homs et Deraa. Certaines de ces factions, précise le chercheur de l’université de Malmö, sont pleinement alliées à la Turquie, comme la Brigade Sultan Suleiman Shah (SSSB), la Division Al-Hamza (HD) et la Brigade Sultan Mourad, tandis que d’autres, comme le Front du Levant (FL), Jaych Al-Islam et Ahrar Al-Cham, se sont efforcées de concilier leurs intérêts avec ceux d’Ankara.

Longtemps, la Turquie a œuvré en coulisses, non sans mal, pour unir ces différents groupes qui, selon les périodes et les sources, rassemblent entre 30 000 et 70 000 combattants, principalement Arabes et Turkmènes. Sans réelle unité idéologique, si ce n’est celle d’être très antikurdes, lestés d’une réputation de mercenaires, ils ont tous fait partie de la guerre de la Turquie contre les Forces démocratiques syriennes (FDS), dont les Unités de protection du peuple (YPG), alliées au PKK, sont une composante majeure.

Tous ces groupes n’ont pas, en revanche, participé aux pourparlers d’Astana, un traité signé en 2017 par la Russie, la Turquie et l’Iran. Ils n’ont pas non plus tous envoyé leurs troupes combattre dans les guerres d’Ankara à l’étranger. Contrairement aux unités HD et SSSB, le FL a refusé de faire partir ses hommes en Libye et en Azerbaïdjan.

Sur le papier, l’ANS est l’organe militaire du gouvernement intérimaire syrien, formé en 2013 et dont plusieurs membres ont résidé en Turquie. Ce gouvernement, qui pourrait retrouver un certain rôle au vu des événements en cours, n’a toutefois pas son mot à dire sur la direction des combats. Son ministre de la défense, choisi par l’ANS, n’a que peu d’influence sur les factions.

Les relations entre le groupement et le HTC sont aussi un sujet de conflit potentiel, hautement inflammable. Le HTC a des liens étroits avec Ankara, mais il n’entretient pas avec la Turquie des relations de dépendance directe, contrairement à l’ANS. Des incidents ont eu lieu entre le HTC et les soldats turcs. Les plus grosses confrontations se sont toutefois produites avec les factions ANS, notamment en 2022 où l’armée turque a dû intervenir et ériger des barrières en béton séparant les zones du HTC, à Idlib, de celles de l’ANS, à Afrin.

Profonde frustration

« Visiblement, les Turcs ont depuis plutôt bien œuvré, estime Orwa Ajjoub. Bien sûr, l’opération de ces derniers jours n’aurait jamais été possible sans le feu vert de la Turquie. En revanche, le degré d’implication d’Ankara est très difficile à mesurer. » Le chercheur rappelle que « la Turquie essaie, depuis quatre ans, de mener les opérations militaires pour prendre Tall Rifaat, en vain, notamment à cause des “feux rouges” américains et russes. Et voilà que l’occasion s’est présentée, avec cet objectif qu’Ankara n’a jamais perdu de vue et qui semble prendre forme : pousser les forces kurdes jusqu’à la rive est de l’Euphrate. »

A Ankara, ni M. Erdogan ni d’autres responsables n’ont confirmé l’implication de la Turquie. Aux journalistes, le ministre des affaires étrangères, Hakan Fidan, a déclaré, lundi, qu’« il serait erroné d’expliquer les événements en Syrie par une intervention étrangère ». Un peu plus tard, le chef de l’Etat a dit souhaiter que « l’intégrité territoriale de la Syrie soit préservée ». Il s’est entretenu le lendemain par téléphone avec Vladimir Poutine. Les deux dirigeants ont « souligné l’importance cruciale d’une coordination étroite entre la Russie, la Turquie et l’Iran pour normaliser la situation en Syrie ».

Avant l’offensive des rebelles, Ankara avait exprimé sa profonde frustration face au refus de Damas de « normaliser » les relations entre leurs pays comme le souhaitait Recep Tayyip Erdogan. « La situation pourrait désormais changer, estime Orwa Ajjoub. Les événements en cours sont un moyen de faire pression sur Assad pour l’amener à la table des négociations. Si on ajoute à cela les avancées sur le terrain, on peut, pour l’heure, parler d’une grande victoire pour Ankara. »

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Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)

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