Marianne, 29 juin 2021, Pierre Coudurier
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a lancé samedi 26 juin le chantier « fou » du kanal İstanbul. Mais ce départ en fanfare pourrait être un trompe-l’œil à l’approche des élections de 2023, tandis que la lire turque continue de dégringoler.
Samedi 26 juin, le reïs a donné le coup d’envoi des travaux du « kanal İstanbul ». Imaginé par l’autocrate il y a une dizaine d’années, ce nouveau point de passage doit être creusé entre la mer Noire et celle de Marmara, entourant toutes deux la capitale économique turque. Ce « projet fou »selon les mots même du président, pourrait durablement modifier l’agglomération. L’objectif est de soulager l’encombrement du détroit du Bosphore, mais aussi de faire payer un droit de passage.
Estimé à 15 milliards de dollars, le chantier est décrié par l’opposition et notamment le maire de la capitale. Ekrem Imamoglu dénonce un coût exorbitant, ainsi qu’une hausse du risque sismique, déjà de forte magnitude dans la région. Le projet suscite aussi des critiques du côté des associations écologistes. Et également du côté de Moscou, qui redoute de voir l’accès de la mer Noire facilité pour les navires de ses adversaires de l’Otan, dont la Turquie fait partie.
Qu’importent les détracteurs, le leader néo-ottoman s’est dit déterminé à tenir parole, et à bâtir ce canal artificiel de 45 kilomètres de long. « Nous ouvrons aujourd’hui une nouvelle page dans l’histoire du développement de la Turquie », a annoncé le chef de l’État turc lors de la cérémonie de pose de la première pierre. Mais ce projet pourrait ne pas être achevé avant des dizaines d’années, pour des raisons principalement économiques. Explications avec Jean François Pérouse, chercheur et auteur de plusieurs ouvrages sur le pays, dont Erdogan : Nouveau père de la Turquie ? (Les peregrines, 2017), installé dans le pays depuis vingt ans.
Jean François Pérouse : C’est une vieille promesse qui remonte à la campagne des législatives de 2011, lorsque l’économie turque allait mieux. Erdogan utilise ce projet comme un vieux serpent de mer, à la veille d’échéances électorales. Lorsque le pouvoir semble s’épuiser, il s’en sert pour redonner de l’espoir aux masses qui ont en réalité perdu tout enthousiasme. L’inauguration de ce week-end est une grande illusion. Le chantier est en réalité un pont qui va appartenir à une autoroute située au nord de la mer Marmara. Mais il est présenté par la communication présidentielle comme un élément constitutif du canal, alors qu’il est annexe.
Aucun développement au cœur du projet n’a encore été entamé. C’est un effet d’annonce. D’ailleurs plus personne n’est dupe si ce n’est les Chinois et les Qataris, qui sont toujours annoncés pour financer ce projet. En vérité, Erdogan alimente un rêve de grandeur et ne peut reconnaître qu’il ne peut réaliser ce projet. Il est dans un déni de réalité.
Vous décrivez cet évènement comme une mascarade. Faut-il y voir un moyen pour Erdogan de renouer avec une vision néo-ottomane tout en masquant les difficultés que rencontre le pays ?
C’est en tout cas une bonne diversion. La livre turque qui est dans une situation vraiment critique continue à se déprécier. Les indicateurs macroéconomiques ne sont pas plus positifs. Malgré cela, le pouvoir essaie de faire croire qu’il n’a toujours pas perdu son ambition de grandeur.
L’idée élaborée en 2011 était d’inaugurer le canal en 2023, ce qui sera impossible. Il s’agit maintenant de masquer cet échec. Au départ, il avait été imaginé de mener parallèlement le chantier du canal et celui d’un nouvel aéroport afin que la terre extraite serve à l’aplanissement des pistes. Pourtant ni l’un ni l’autre n’ont vraiment commencé. Pour rendre cet échec moins flagrant, le pouvoir invente des inaugurations.
Quels avantages stratégiques présenterait la construction de ce canal ?
L’idée déployée par Erdogan est celle de la sécurisation du détroit du Bosphore. En réalité, cela ne ferait que déplacer les risques du transport maritime international, car le nouveau canal devrait faire 200 mètres de large et accueillir des navires de 300 mètres. Nous avons bien vu ce qu’il s’est passé sur le canal de Suez qui fait 280 mètres de large. Il y a aussi un argument géopolitique qui consiste à vouloir changer les règles du jeu quant à la régulation des bâtiments commerciaux et militaires en Mer Noire avec les Russes.
Pourtant, les capacités à mener une bataille diplomatique avec la Russie sont contestables. L’autre idée sous-jacente consiste à se substituer aux règles de la convention de Montreux dans le nouveau canal. Cet accord signé en 1936 encadre la libre circulation dans les détroits des Dardanelles, du Bosphore, ainsi que dans la Mer Noire. Cela permettrait donc à la Turquie d’enregistrer des recettes.
Pourquoi les associations écologistes crient-elles au scandale ?
La mer de Marmara est très polluée. Son eutrophisation, le processus par lequel des nutriments s’accumulent dans un milieu, a causé l’apparition d’un phytoplancton très envahissant qui détruit toute la faune. Un seuil critique a été atteint, car il y a beaucoup de rejets sans retraitement. Cette décharge à ciel ouvert est devenue une mer morte. Cette question mobilise beaucoup car la mer de Marmara concerne la moitié de la population du pays. Il y a donc de nombreuses interrogations quant aux éventuelles aggravations de la situation que pourrait causer ce canal.
Selon plusieurs opposants, ce business va être juteux pour les proches d’Erdogan. Quelles informations avez-vous quant aux prestataires turcs et étrangers qui doivent être employés pour ce chantier ?
Des Turcs proches du pouvoir ont pris des options sur le chantier. Tout comme des groupes d’investissement qataris et chinois. Pour ces derniers, cela s’inscrit dans le projet des « Nouvelles routes de la soie »initiées par Pékin. Il y a cette volonté de tisser ce faisceau d’infrastructures entre la Chine et l’Europe, tout en valorisant le corridor turc, dont le canal.
Même si pour le moment les partenaires relatifs à la construction sont juste pressentis. Cette vision permet de bien dessiner la géopolitique turque actuelle et ses nouveaux partenaires comme l’Azerbaïdjan. Ce canal s’inscrit enfin dans un projet intérieur qu’est celui d’un nouvel Istanbul. Le tracé de la zone du canal serait l’épine dorsale de cette nouvelle agglomération.