Le Monde, 5 juillet 2021, Frédéric Bobin
C’est une petite musique qui monte, un air du temps où se mêlent les doux appels de la religion, de l’économie et de la stratégie, sur fond de passé ottoman partagé. Une sorte de « rêve turc » fait son chemin chez les Algériens, décomplexé à défaut d’être unanime.
De la maroquinerie importée « made in Turkey » à la restauration du palais du Bey et de la mosquée Hassan Pacha à Oran, en passant par le succès d’audiences des séries télévisées – notamment Ask-i Memnu (L’Amour interdit) – et le boom du tourisme « halal » en mer de Marmara (au sud d’Istanbul), l’Algérie est travaillée par la tentation turque.
Le président algérien lui-même, Abdelmadjid Tebboune, y va de son éloge géopolitique, balayant les éventuelles objections. Interrogé sur « l’offensive turque au Maghreb » par l’hebdomadaire Le Point à la veille des élections législatives du 12 juin, il avait répondu : « Cela ne nous dérange pas. » « Le litige entre la Turquie et certains pays arabes est principalement lié au dossier des Frères musulmans, avait-il ajouté. L’Algérie a d’excellents rapports avec les Turcs. »
M. Tebboune est d’autant moins « dérangé » par les liens entre le président Recep Tayyip Erdogan et la galaxie régionale des Frères musulmans que le champ politique algérien doit, lui aussi, faire une place à ce courant islamo-conservateur.
L’influence turque ne cesse de grandir
Le scrutin législatif – massivement boycotté – l’a bien montré avec l’irruption du Mouvement de la société pour la paix (MSP, islamiste), laudateur du modèle incarné par Erdogan, au rang de deuxième parti représenté à l’Assemblée. Si le MSP a finalement renoncé à participer à une coalition gouvernementale, estimant qu’il n’y disposerait pas de la marge de manœuvre escomptée, d’autres formations islamistes – plus mineures – devraient, elles, s’y associer.
S’adressant à tous ceux qui pouvaient s’émouvoir de leur influence, le président Tebboune avait cherché à déminer le terrain dans son entretien au Point : « L’islam politique a-t-il empêché le développement de pays comme la Turquie, la Tunisie et l’Egypte ? Cet islam politique ne me gêne pas parce qu’il n’est pas au-dessus des lois de la République. » L’invocation de la référence turque a ici toute son importance.
Il faut dire que l’ombre portée de la Turquie sur l’Algérie n’a cessé de s’agrandir depuis une dizaine d’années. Au plan économique, la présence turque en Algérie progresse, certes à un rythme modéré. Septième fournisseur du marché algérien en 2012 (avec 3,6% des importations), la Turquie a gagné une place pour accéder au sixième rang en 2019 (5,11 %), derrière la Chine, la France, l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne.
Fait nouveau, ces importations turques intègrent une part croissante de biens d’équipement, à mesure que s’installent en Algérie des lignes de production visant à contourner le relèvement des taxes douanières sur les biens de consommation. « La Turquie est très compétitive sur la vente de ces équipements dans les secteurs du textile, de l’agroalimentaire ou des cosmétiques », souligne Faycal Bedjali, un entrepreneur algérien installé en Turquie.
Essor des liens économiques
L’objectif conquérant de M. Erdogan de « doubler » dans la décennie à venir un commerce bilatéral aujourd’hui évalué à 4 milliards de dollars est pour le moins démesuré. Le projet d’une zone de libre-échange, solennellement annoncé début 2020 par le président turc, en reste d’ailleurs au stade rhétorique. Au-delà de l’incantation, la Turquie ne s’installe pas moins dans le paysage algérien. « Il y a une vraie agressivité turque dans les affaires qui s’adosse à une connivence culturelle entre les deux populations », témoigne Noureddine Aït, un autre entrepreneur impliqué dans la relation bilatérale.
Les entreprises turques sont ainsi très actives dans le bâtiment et travaux publics (BTP) et les infrastructures au point de « concurrencer de plus en plus les chinoises », selon un observateur européen à Alger. La diversité de ses implantations (textile, sidérurgie, pharmaceutique, sous-traitance automobile) fait aujourd’hui de la Turquie l’un des tout premiers investisseurs hors hydrocarbures en Algérie.
L’essor de ces liens économiques se nourrit d’un imaginaire commun réactualisé. La tutelle ottomane, pendant plus de trois siècles (1512-1830) avant la colonisation française, a légué un héritage qu’Ankara cherche aujourd’hui à revivifier, ainsi qu’en témoignent des opérations de restauration architecturale de palais ou de mosquées à Alger ou à Oran. Plus contemporain, l’impact populaire des séries télévisées turques glamour, qui ont évincé les productions égyptiennes longtemps hégémoniques, attise un « désir de Turquie » qui trouve un débouché dans l’essor du tourisme.
Le nombre annuel de visiteurs algériens en Turquie n’a cessé d’augmenter pour atteindre 300 000 à la veille de la crise du Covid-19, un flux permis par l’intensification des liaisons aériennes entre les deux pays (une quarantaine de vols hebdomadaires en 2019, soit un quadruplement en dix ans). Il s’agit là d’un effet collatéral de la « forteresse Europe ».
Des pions stratégiques en Algérie
« Le durcissement de l’octroi des visas européens a détourné les touristes algériens vers la destination turque », souligne Noureddine Aït. A l’heure de la montée de la religiosité en Algérie, les tour-opérateurs ne se privent pas de vanter la proximité culturelle pour attirer la clientèle algérienne vers des complexes touristiques « halal » en bord de mer Marmara, préservés de l’alcool et des bains mixtes.
Dans ce contexte, Erdogan cherche à pousser ses pions stratégiques en Algérie, comme il le fait d’ailleurs sur l’ensemble de l’Afrique du Nord où la lutte d’influence est âpre avec les Emirats arabes unis. La période y est favorable, alors que le président Tebboune semble avoir pris ses distances avec Abou Dhabi, dont l’ex-président Abdelaziz Bouteflika et l’ancien chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah étaient très proches.
Le dossier libyen a bien illustré ce changement de pied algérien. Alors que le maréchal Khalifa Haftar – très soutenu par les Emirats – menait son assaut de Tripoli, M. Tebboune a très vite fait savoir au lendemain de son élection de décembre 2019 que la capitale libyenne était une « ligne rouge » à ne pas franchir. La mise en garde ne pouvait que contenter Ankara, à l’époque mobilisée dans la défense du gouvernement de Tripoli assiégé.
Signe supplémentaire du déplacement du curseur, les Emiratis ont ouvert fin 2020 un consulat au Sahara occidental, à la grande satisfaction de Rabat et donc au grand dam d’Alger.
Méfiance au sein de l’armée algérienne
Mais l’inclination géopolitique pro-turque de l’Algérie a ses limites. « Tebboune fait la cour autant à la Turquie qu’à la France de Macron, relève un analyste algérien. Il y a là une possible contradiction. »Celle-cis’était manifestée en pointillé à l’issue d’une visite d’Erdogan à Alger fin janvier 2020.
A cette occasion, AbdelmadjidTebboune lui aurait confié que la « France a massacré plus de cinq millions d’Algériens en 130 ans », avait ensuite rapporté publiquement le président turc. « De tels propos (…) sortis de leur contexte (…) ne concourent pas aux efforts consentis par l’Algérie et la France pour régler leurs problèmes de mémoire », avait alors réagi dans un communiqué – fort dépité – le ministère algérien des affaires étrangères, exprimant sa « surprise ». Le « forcing » dont Erdogan est familier ne passe pas toujours très bien en Algérie.
Autre limite : l’armée algérienne. « Il y a une méfiance extrême vis-à-vis de la Turquie au sein de l’armée », souligne Akram Kharief, un journaliste spécialiste des questions de sécurité et créateur du site Menadefense.net. « L’armée turque y est vue comme une armée de l’OTAN, ajoute-t-il. Des bases turques à proximité sont donc perçues comme la porte ouverte à l’organisation atlantique. » Autant de sujets d’irritation qui viennent contrarier une connivence algéro-turque moins idyllique qu’il y paraît.