Sur Médiapart Nicolas Cheviron publie un article qui présente les embûches posées par le gouvernement d’Erdogan pour entraver l’action d’Ekrem Imamoglu. Il décrit également le initiatives du nouvel édile à la tête de la Mairie du Grand Istanbul pour contourner et lutter contre ces pièges pour mettre fin au soutien par la mairie des fondations religieuses proches d’Erdogan. Pour lire l’article (abonnés)
L’âpre combat du nouveau maire d’Istanbul, porte-étendard de l’opposition anti-Erdogan
1 OCTOBRE 2019 PAR NICOLAS CHEVIRON
Depuis son élection, le 23 juin, Ekrem Imamoglu se bat pied à pied avec le camp du président Recep Tayyip Erdogan, résolu à le réduire à l’impuissance. Au fil de cette lutte, l’élu social-démocrate, qui effectue à Paris mardi 1eroctobre et mercredi sa première visite hors de Turquie, s’affirme comme un concurrent redoutable pour le chef d’État islamo-conservateur.IMPRIMERAPartagerT
Istanbul (Turquie), de notre correspondant. – « Fais ton boulot et on te traitera correctement, mais si tu te mêles de choses qui ne te regardent pas, on va te laminer. » La menace n’émane pas d’un chef mafieux mais du ministre turc de l’intérieur, Süleyman Soylu, et s’adresse au maire de la deuxième plus grande ville d’Europe, Istanbul, 16 millions d’habitants, la locomotive de l’économie turque.
Proférée le 3 septembre lors d’une réunion publique à Bursa (nord-ouest), elle en dit long sur les sentiments du gouvernement à l’égard d’Ekrem Imamoglu, ce maire d’arrondissement discret qui a ravi la métropole stambouliote au parti présidentiel de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) après lui avoir fait mordre par deux fois la poussière – une première élection, le 31 mars, a été annulée pour un opportun vice de procédure, mais la deuxième, le 23 juin, a tourné au raz-de-marée pour le candidat du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), vainqueur avec 800 000 voix d’écart.
Le ministre n’a pas apprécié que le jeune maire d’Istanbul – il a 49 ans – aille témoigner sa solidarité à ses homologues de Diyarbakir, Van et Mardin, les trois plus grandes villes kurdes du sud-est anatolien, qu’il venait de destituer et de remplacer par des administrateurs judiciaires au motif de liens allégués entre les édiles et la rébellion kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Ekrem Imamoglu lors d’une marche organisée dans le cadre de la Semaine européenne du mouvement, le 22 septembre. © DR
Les écarts de langage du premier policier de Turquie ne sont qu’un des épisodes du mano a mano qui oppose Ekrem Imamoglu aux hommes du président Recep Tayyip Erdogan. Depuis le début de l’été, le nouveau chef de l’exécutif stambouliote s’efforce de surmonter les obstacles financiers, juridiques et institutionnels dressés sur son chemin par le camp présidentiel pour le réduire à l’impuissance.
Déficit abyssal laissé par l’équipe sortante – 7,2 milliards de livres turques (LT) (1,1 milliard d’euros) dès la fin du premier semestre, alors que le budget 2019 prévoyait un trou de 3,2 milliards de LT (500 millions d’euros) pour l’ensemble de l’année –, remboursements d’emprunts laissés impayés, d’un montant de 5,8 milliards de LT (900 millions d’euros) : « Le tableau que j’ai sous les yeux est à faire se dresser les cheveux sur la tête », a prévenu l’élu lors de la première réunion de son conseil municipal, le 8 juillet.
Le budget de la métropole a notamment été grevé par des recrutements compulsifs précédant la première élection – 820 embauches entre le 25 février et le 31 mars, selon Imamoglu –, puis la seconde – 1 558 personnels du 31 mars au 23 juin, alors que le préfet d’Istanbul assurait l’intérim.
Invitée par Mediapart à s’exprimer sur les accusations de la nouvelle équipe municipale, la direction stambouliote de l’AKP a décliné les demandes d’entretien, arguant d’une « réorganisation » en cours au sein de sa structure. Plusieurs cadres ont été limogés la semaine dernière, payant le prix de leur échec électoral.
Pour compliquer encore un peu le travail de l’édile, le ministère du trésor et des finances, dont les versements représentent 75 % des recettes de la ville, s’est empressé de transférer les fonds prévus pour juillet – soit 980 millions de LT (160 millions d’euros) – à l’équipe AKP sur le départ. « À notre arrivée, on a constaté qu’une grande partie de la somme était partie. Cela a évidemment occasionné des problèmes pour les paiements », a affirmé à Mediapart Tarik Balyali, chef du groupe CHP au conseil municipal.
Le ministère du commerce a, pour sa part, publié en mai une directive retirant aux maires le pouvoir de nommer les directeurs des entreprises municipales pour le confier au conseil municipal. Or, la mairie métropolitaine d’Istanbul (IBB) appuie son activité sur pas moins de 30 régies et entreprises, dont les budgets cumulés – 35 milliards de LT pour 2019 (5,6 milliards d’euros) – dépassent celui qu’elle gère directement – 23,8 milliards de LT (3,8 milliards d’euros). Et l’AKP détient, avec son allié d’extrême droite, le MHP, la majorité au conseil municipal d’IBB (180 sièges sur 312).
Résultat : la plupart des entreprises municipales se retrouvent sans direction, après la démission des dirigeants nommés par le maire sortant AKP et dans l’attente d’une décision de justice qui éclaircira la situation. La vindicte du gouvernement va jusqu’à prohiber l’achat d’eau de la marque Hamidiye, une entreprise de la mairie d’Istanbul, dans les institutions étatiques, signale Tarik Balyali.
Face à ces difficultés, Ekrem Imamoglu a cependant montré qu’il avait du répondant, et qu’il était capable de retourner les stratagèmes de ses adversaires contre ces derniers. Au nom du principe de transparence, il a ainsi organisé la diffusion en direct de tous les débats au conseil municipal, contraignant les élus AKP à ravaler leur morgue et faire bonne figure devant les caméras.
Au nom des économies rendues nécessaires par la situation financière délicate de la mairie, l’édile social-démocrate a aussi annoncé fin août la résiliation des accords liant IBB à plusieurs fondations religieuses proches de l’AKP.
Ces structures, principalement actives dans les domaines de l’éducation et du logement étudiant, ont bénéficié, au cours des dernières années, de 357,5 millions de LT (57 millions d’euros) d’aides diverses (construction et mise à disposition de bâtiments, paiement de loyers ou de frais d’entretien…) de la mairie, selon Imamoglu, qui ne s’est pas privé de dénoncer la dilapidation passée des ressources municipales au bénéfice d’une « poignée d’individus ».
Les restrictions ont également justifié le licenciement de 1 244 personnels, pour leur très grande majorité issus du contingent des recrutés de dernière minute, mais aussi quelques cadres et employés ayant eu « un comportement contraire à la discipline et la morale du travail », a précisé le maire.
De la même façon, IBB a invité début septembre les Stambouliotes à venir visiter son « Expo Gaspillage », soit 730 véhicules de locations jugés inutiles au bon fonctionnement de la mairie et présentés au public sur une esplanade accueillant d’ordinaire les meetings d’Erdogan, avant leur restitution aux compagnies de location. « Au total, nous espérons réaliser trois milliards de LT (480 millions d’euros) d’économies sur le budget 2019 », indique Tarik Balyali.
Sous le titre d’«Expo Gaspillage», la mairie d’Istanbul a présenté aux Stambouliotes, du 5 au 9 septembre, 730 véhicules de location héritées de la direction AKP sortante, avant de les renvoyer aux sociétés de location par mesure d’économie. © DR
Financements et investissements devraient être au cœur des discussions lors de la première visite du nouveau maire hors de Turquie à Paris. Ekrem Imamoglu doit participer mardi à une rencontre avec le Medef, puis intervenir mercredi devant un parterre d’hommes d’affaires, de ministre et de commissaires européens dans le cadre du Welt European Summit, organisé par le journal allemand Die Welt, selon son service de presse et des sources diplomatiques. Un entretien est également prévu mercredi matin avec son homologue parisienne, Anne Hidalgo.
L’édile a par ailleurs multiplié les mesures à forte charge symbolique, comme la circulation nocturne des métros, saluée par les noctambules comme le retour de l’esprit festif à Istanbul, ou la nomination dans son équipe de l’urbaniste Tayfun Kahraman, un des porte-parole du mouvement de protestation de Gezi, en juin 2013, aujourd’hui poursuivi pour tentative de renversement du gouvernement dans un procès abracadabrant et menacé d’un emprisonnement à vie.
Le geste fort d’Ekrem Imamoglu au cours de ces trois premiers mois reste cependant sa visite à Diyarbakir et sa dénonciation de « l’injustice » dont ont été victimes les trois maires déchus du HDP (Parti démocratique des peuples, gauche et pro-kurde) et leurs électeurs, alors que le gouvernement redouble d’efforts pour dépeindre ce parti comme une organisation criminelle et terroriste.
« C’était un geste courageux et important. Imamoglu savait que nombre de politiciens dans son propre parti n’apprécieraient pas la démarche, et qu’elle allait donner lieu à une vague d’accusations de la part du gouvernement, mais il a voulu le faire quand même », commente Derya Kömürcü, politologue des mouvements de la social-démocratie en Turquie.
« Il sait très bien que pour battre le bloc AKP, il faut obtenir les votes des Kurdes », ce qui a été déterminant dans sa victoire et celles du CHP dans plusieurs autres villes, poursuit le chercheur, radié de l’université technique de Yildiz en 2016 pour avoir signé une pétition réclamant la paix dans le Sud-Est. « Au bout du compte, il n’a rien perdu dans l’affaire. Au contraire, il a gagné le cœur de plein de gens. Et ce genre de pas aide la base sociale du CHP à devenir familière avec celle du mouvement kurde. »
Passés les coups de menton de Süleyman Soylu et les invectives de la presse pro-Erdogan contre « l’alliance CHP-PKK », la main tendue par le maire d’Istanbul au mouvement kurde n’a certes pas encore eu de conséquences fâcheuses pour ce dernier.
Peut-être a-t-elle pesé dans le verdict rendu le 6 septembre contre Canan Kaftancioglu, présidente du CHP à Istanbul et organisatrice de la campagne d’Imamoglu, condamnée à neuf ans et huit mois de prison ferme pour insulte à diverses institutions – dont le président – et propagande terroriste en raison d’anciens tweets exhumés au cours d’un procès considéré par de nombreux observateurs comme un règlement de comptes post-défaite électorale de l’AKP.
Mais la tendance semblait plutôt à la recherche de l’apaisement par le camp présidentiel. Le 11 septembre, Erdogan a ainsi organisé pour la première fois une réunion avec les maires des trente municipalités métropolitaines de Turquie, dont ceux du CHP, pour leur permettre de présenter leurs doléances dans un climat décrit par les participants comme serein. Imamoglu s’est dit « ravi » de l’invitation, ainsi que de la qualité « de l’environnement, des consultations et des dialogues ».ALL
De ses premiers mois de confrontation avec le président, le maire d’Istanbul est sorti grandi, estiment de nombreux commentateurs, qui voient désormais en lui un adversaire sérieux pour le Reis.
« C’est sûr qu’Imamoglu a le potentiel d’un leader, d’un candidat à la présidentielle. Il a mis en mouvement le CHP, lui a donné confiance. Il a prouvé que Erdogan et l’AKP pouvaient être battus », commente ainsi Vahap Coskun, du centre de recherches politiques et sociales de Diyarbakir (DISA). « Je ne pense pas qu’il va limiter sa carrière politique à son actuelle position de maire d’Istanbul. Il a probablement des objectifs plus vastes, et l’un d’eux est sans doute la présidence. »
Imamoglu « est pressenti comme le plus probable successeur à Erdogan », s’enflamme pour sa part Cengiz Candar, éditorialiste vétéran du média en ligne Al-Monitor, annonçant un« changement de génération imminent, avec une vision nouvelle dans la politique turque ».
Reste à l’intéressé à faire ses preuves dans la durée à la tête d’Istanbul – à moins d’élections anticipées, la prochaine présidentielle n’aura lieu qu’en 2023. Interrogé lors d’un entretien télévisé sur ses ambitions, Imamoglu a prudemment éludé la question : « Je suis un maire qui a fait des plans pour les cinq prochaines années et qui se concentre sur son travail, a-t-il déclaré. J’ai un chef de parti. Je ne suis pas de ceux qui manquent de respect à leur leader. »