Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a été accueilli avec tous les honneurs par son homologue égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, sur le tarmac de l’aéroport du Caire, mercredi 14 février. La rencontre était scrutée de près au Moyen-Orient, où l’animosité entre les deux hommes a, pendant onze ans, exacerbé les conflits régionaux. Ce rapprochement entre Le Caire et Ankara ouvre la voie à une plus grande coopération entre les deux économies, fragilisées par les guerres en Ukraine et aujourd’hui dans la bande de Gaza.
La veille, M. Erdogan s’était rendu aux Emirats arabes unis. Malgré certaines divergences, MM. Erdogan et Sissi veulent afficher un front uni pour mettre fin à la guerre à Gaza. A la virulence des attaques du président turc contre Israël, qu’il accuse de commettre un « génocide » à Gaza, M. Sissi, tout à son rôle de médiateur du conflit entre l’Etat hébreu et le Hamas, a préféré mettre l’accent sur un appel commun à un cessez-le-feu immédiat pour relancer les pourparlers de paix israélo-palestiniens. Le président Erdogan a plaidé pour un renforcement de la coopération avec l’Egypte sur le dossier humanitaire et la reconstruction dans la bande de Gaza.
Mais l’enjeu de cette visite était en grande partie ailleurs. Après dix ans de rupture de leurs relations diplomatiques, les deux dirigeants entendaient tourner la page de leur brouille et poser les jalons d’un règlement de leurs différends régionaux. A la suite du coup d’Etat militaire de 2013 en Egypte, qui a porté au pouvoir le maréchal Sissi, M. Erdogan avait juré qu’il ne parlerait jamais à ce « tyran », « putschiste » et « meurtrier ». M. Erdogan reprochait au nouveau raïs d’avoir renversé son allié islamiste, le président déchu Mohamed Morsi, et lancé une répression sanglante contre les Frères musulmans, proches de son propre parti, le Parti de la justice et du développement (AKP). Les deux pays avaient alors rompu leurs relations diplomatiques.
Détente régionale
Leur animosité personnelle a été amplifiée par la confrontation régionale entre, d’une part, la Turquie et le Qatar, favorables aux soulèvements arabes qui tendaient à porter au pouvoir leurs protégés islamistes, et, d’autre part, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, qui ont pris la tête d’une restauration autoritaire. Cette confrontation a culminé avec le boycott imposé dès 2017 au Qatar par Riyad, Abou Dhabi, Le Caire et Manama. Elle a dessiné entre les deux camps une ligne de fracture sur tous les dossiers régionaux, notamment les conflits en Syrie et en Libye.
Les tensions entre l’Egypte et la Turquie avaient failli tourner à la confrontation militaire lorsque Ankara est intervenu en Libye en soutien au gouvernement d’entente nationale contre les forces du général Khalifa Haftar soutenues par l’Egypte. Face à ce qu’il a perçu comme un danger pour l’Egypte, le président Sissi a menacé Ankara, en juin 2020, d’envoyer son armée en Libye. « Ce pic de tension a coïncidé avec le début des échanges entre services de renseignement égyptien et turc », déclare Jalel Harchaoui, politologue rattaché au Royal United Services Institute, à Londres.
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Le président Erdogan a tu ses critiques contre M. Sissi afin d’améliorer ses relations avec l’Egypte et les Etats du Golfe pour sortir de l’isolement diplomatique et attirer les investissements des pétromonarchies. La détente régionale, amorcée avec la levée du boycott du Qatar, en janvier 2021, puis le rapprochement avec les Emirats arabes unis, lancé à l’été 2021, ont été un catalyseur pour Ankara.
La pression économique de la guerre en Ukraine a amené MM. Erdogan et Sissi à envisager de premières ouvertures. En novembre 2022, ils ont échangé leur première poignée de mains durant la Coupe du monde au Qatar. Le rapprochement entre Ankara et Le Caire s’est accéléré après la réélection de M. Erdogan à la présidence, en mai 2023. Les deux pays ont rétabli leurs relations diplomatiques l’été suivant en échangeant des ambassadeurs. Au sommet du G20 à Delhi, en septembre 2023, ils ont eu leur première entrevue en tête à tête.
Marché à fort potentiel
La question du soutien de la Turquie aux Frères musulmans a été, un temps, un sujet de litige avec l’Egypte. Ankara a concédé l’expulsion de plusieurs de ses membres et la fermeture de chaînes de télévision de la confrérie islamiste, sans aller jusqu’à céder à toutes les demandes du président égyptien. Le véritable dossier de contentieux entre les deux pays reste cependant la Libye, une priorité pour Le Caire. Mercredi, le raïs a déclaré qu’il s’était entendu avec son homologue turc pour renforcer leurs consultations dans l’optique de préparer la tenue d’élections présidentielle et législatives et d’unifier l’appareil militaire du pays.
« Si un gouvernement d’unité nationale doit être formé en Libye, cela ne sera possible que grâce à une coordination entre la Turquie et l’Egypte », souligne Oytun Orhan, chercheur au Center for Middle Eastern Studies. Le succès des discussions sur le dossier libyen pourrait servir de modèle, a ajouté M. Sissi, au règlement de leurs autres différends au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale.
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L’autre dossier majeur du rapprochement turco-égyptien est le renforcement des relations commerciales. L’Egypte est un marché à fort potentiel pour les industriels turcs et un débouché sur l’Afrique. Malgré leur brouille, Ankara est resté le cinquième partenaire commercial du Caire. MM. Erdogan et Sissi ont affiché leur volonté de porter le volume des échanges à 15 milliards de dollars (près de 14 milliards d’euros) dans les prochaines années.
Les projets gaziers en Méditerranée orientale et le secteur de la défense pourraient être les moteurs de ces échanges et partenariats. Début février, le chef de la diplomatie turque, Hakan Fidan, a annoncé que les deux pays avaient passé un accord pour qu’Ankara vende des drones, fleuron de son industrie de défense, au Caire.
Nicolas Bourcier(Istanbul, correspondant) et Hélène Sallon(Beyrouth, correspondante)