La montée en puissance de l’extrême droite affectera tant la politique intérieure que la politique extérieure de la Turquie. Par Spyros A. Sofos, sur les-crises.fr du 23 juin 2023.
Le 28 mai, les citoyens turcs se sont rendus aux urnes pour un second tour de l’élection présidentielle. Recep Tayyip Erdoğan et son Parti de la justice et du développement (AKP) étaient opposés à une coalition de six partis d’opposition qui affirmaient défendre une politique alternative rassemblant tous les Turcs, indépendamment de leurs opinions politiques, de leur appartenance religieuse, de leur origine ethnique, de leur identité de genre et de leur orientation sexuelle. Après un premier tour peu concluant où Erdoğan a obtenu un peu moins de 50 % des voix, le président turc a recueilli 52,14 % des voix au second tour dimanche, battant son adversaire, Kemal Kılıçdaroğlu, qui a obtenu 47,86 % des voix.
L’autoritarisme de l’AKP
La politique de l’AKP peut être décrite comme une politique conflictuelle, un régime de type plébiscitaire, un gouvernement de type majoritaire et enfin un pouvoir de type autoritaire. Le caractère autoritaire et dominant de l’AKP s’est manifesté au travers de ses pratiques en matière de censure et d’ingérence dans les élections. En 2022, avec son partenaire de coalition, le Parti d’action nationaliste (MHP), il a introduit des réformes qui ont porté atteinte à l’impartialité de l’autorité électorale suprême du pays (YSK) et réduit la possibilité que les recours contre des irrégularités au cours du processus de vote ou de dépouillement fassent l’objet d’une enquête et soient retenus. En octobre 2022, la loi dite « de censure » a été adoptée pour criminaliser la « désinformation » (ce qui en fait signifie la critique du gouvernement), contrôler les comptes Twitter qui émettent des critiques à l’encontre d’Erdoğan et établir un contrôle très strict sur les informations en ligne dans un paysage de l’information où tous les principaux médias sont déjà contrôlés par l’AKP.
En outre, au cours des 15 dernières années, l’AKP a adopté un modèle de gouvernance présidentielle alors que le parlement était considérablement affaibli. Faisant souvent fi de la diversité des intérêts et des voix au sein du système parlementaire, Erdoğan a plutôt fait appel à une mythique « volonté nationale du peuple » pour discréditer et contester les décisions de la Cour suprême qui auraient pu faire respecter les droits des individus, en particulier ceux des communautés marginalisées de Turquie.
Cette aversion pour l’expression de la diversité a eu pour effet de renforcer la répression de l’AKP à l’encontre des dissidents. Prenons l’exemple des manifestations du parc Gezi en 2013, au cours desquelles une manifestation qui avait lieu près de la place Taksim à Istanbul et qui dénonçait les projets du gouvernement visant à développer un centre commercial gigantesque sur l’espace occupé par un parc urbain, a fait l’objet d’une répression violente de la part de la police, et s’est muée en une vague de manifestations populaires d’envergure, partout en Turquie exprimant une inquiétude générale face au style de gouvernance de plus en plus autoritaire d’Erdoğan ; ou bien encore les purges massives de dissidents présumés dans le secteur public et la société civile après le coup d’État de 2016. Il ne faut pas non plus oublier que les membres d’Academics for Peace qui ont dénoncé la répression violente du mouvement kurde par le gouvernement dans le sud-est de la Turquie ont été vilipendés et criminalisés, ce qui a conduit à une répression de la société civile plus tard dans l’année.
L’accent mis sur l’unité du « peuple » s’est aussi finalement avéré être un obstacle dans la période relativement brève des négociations avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui ont débuté en 2013, pour être abandonnées en 2015. La fin de ce processus a mis fin au dialogue avec le PKK. Cela a également entraîné une interminable campagne visant à interdire le Parti démocratique des peuples (HDP), parti de gauche pro-kurde, dont la vision d’une société turque diversifiée, le succès électoral relatif et la concurrence avec l’AKP pour le vote kurde ont remis en question le propre récit et la stratégie d’Erdoğan. Un procès contre le HDP est en cours, le parti risque d’être dissous, et ses politiciens sont frappés d’une interdiction de cinq ans.
Visions alternatives ?
Une autre vision, nettement pluraliste, est apparue dans les « enclaves démocratiques », notamment dans les collectivités locales contrôlées par l’opposition, comme la municipalité métropolitaine d’Istanbul (İBB), dirigée par le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu. Les stratégies de communication conçues pour atteindre les diverses communautés partageant l’espace urbain ont été accompagnées de l’expérimentation de processus décisionnels plus efficaces et inclusifs permettant aux citoyens des villes d’exprimer leurs points de vue et de contribuer à l’élaboration de politiques telles que la création de refuges pour femmes, la mise à disposition d’installations de loisirs accessibles à tous, la co-conception de quartiers et la création de forums de quartier.
Plus récemment, à l’approche du premier tour des élections présidentielles, le principal opposant et leader du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kılıçdaroğlu, a tenté de présenter une vision plus tolérante de la Turquie et de faire valoir sa volonté politique de promouvoir la démocratie, allant ainsi à l’encontre des tendances répressives et autoritaires habituelles de son parti et de sa méfiance à l’égard des minorités.
Dans ses discours, il a rappelé son identité alévie et la diversité de la société turque, il a exprimé sa solidarité envers les citoyens kurdes de Turquie, exhortant les électeurs à ne pas céder aux pressions de l’AKP visant à faire de leurs compatriotes kurdes des boucs émissaires. Bien que saluée par le parti pro-kurde HDP, qui a incité ses partisans à voter pour lui, cette ouverture de M. Kılıçdaroğlu en faveur des Kurdes n’a pas été accueillie avec enthousiasme par toutes les composantes de sa coalition d’opposition, l’Alliance pour la nation. Groupe hétéroclite de partis ayant des points de vue ultranationalistes, étatiques et islamistes, vaguement unis dans leur détermination à mettre fin au régime d’Erdoğan, l’Alliance de la Nation ne dispose pas d’une vision cohérente et constructive autre que celle de faire reculer les réformes d’Erdoğan, si ce n’est un accord sur quelques vagues orientations politiques.
Le CHP de Kılıçdaroğlu est lui-même divisé, historiquement guidé par une vision d’une Turquie unitaire au sein de laquelle l’activisme kurde est considéré comme une menace. Les partisans du parti étaient plus enclins à soutenir le charismatique İmamoğlu, dont la reconnaissance de la diversité de la Turquie est accompagnée d’un leadership plus individualiste et d’un modèle populiste à un moment où les institutions de la république ont un besoin urgent d’être redynamisée et adaptées à la réalité.
Meral Akşener, chef de file de l’İYİ (deuxième parti de la coalition), également favorable au style individualiste d’İmamoğlu, a hésité à soutenir la candidature de Kılıçdaroğlu et a exprimé ses réserves quant à une ouverture vers la population kurde du pays. İYİ, émanation du parti ultranationaliste MHP, représente pour certains une version plus socialement acceptable du nationalisme atavique de son parti d’origine et a été impliqué dans des actes xénophobes et hostiles aux minorités. Ces questions restées en suspens n’ont cependant pas dissuadé les partisans de l’opposition de voter pour Kılıçdaroğlu.
Pourtant, les orientations politiques floues – et les discussions sur le retour à un statu quo antérieur sur lequel les partis n’ont pas réussi à s’entendre – ont dissuadé les électeurs indécis issus de milieux kurdes pieux et même conservateurs, qui estiment que la laïcité militante historique du CHP, conjuguée à l’ultranationalisme de l’İYİ, représente une menace par rapport aux avantages que le gouvernement d’Erdoğan leur a offerts par le biais des réseaux de protection sociale et d’emploi. Ces électeurs ont également bénéficié de la législation qui a permis aux femmes portant le voile d’accéder aux universités publiques et à l’emploi dans les agences de l’État, de même que du développement des infrastructures de santé et de protection sociale du pays.
C’est cette facette de la polarisation de la Turquie – la crainte de ceux qui se sont sentis exclus des bénéfices du développement économique et de la politique de l’ère pré-Erdoğan, et qui s’inquiètent d’être à nouveau « laissés pour compte » – qui a eu un impact sur le résultat de l’élection présidentielle. La tentative de Kılıçdaroğlu pour séduire le vote nationaliste au second tour en adoptant une position plus intransigeante sur la question du retour au pays des réfugiés syriens et des autres l’a exposé aux critiques d’Erdoğan, qui a rappelé à ses partisans le nationalisme laïc du CHP et son soutien à l’ingérence de l’armée dans la politique.
Les retombées de l’élection
Il est peu probable que le résultat des élections permette de résoudre les problèmes urgents auxquels la Turquie est confrontée. La société reste amèrement divisée, les camps opposés ne se faisant pas confiance. Lors de la campagne, chacune des deux coalitions s’est principalement adressée à ses membres les plus fidèles. Les tentatives des deux candidats pour tendre la main à « l’autre camp » n’ont pas été couronnées de succès et n’ont en rien rassuré les interlocuteurs visés. La coalition des oppositions en a déjà subi des contrecoups. Akşener a déjà exprimé ses doutes quant au leadership et à la politique de Kılıçdaroğlu. D’autres voix ont critiqué le style politique et le manque de charisme de Kılıçdaroğlu, ainsi que la façon qu’il a eu de « s’imposer » en tant que challenger d’Erdoğan. En 2024, des élections municipales auront lieu, au cours desquelles les importantes municipalités métropolitaines d’Istanbul et d’Ankara seront âprement disputées. La nécessité pour l’opposition de les défendre contre la contestation de l’AKP et de les conserver pourrait peut-être retarder une scission dans ses rangs, bien que ses composantes essentielles soient déjà en train de mettre à l’épreuve sa cohérence.
Les malheurs de l’opposition mis à part, il convient de noter que le vainqueur de cette élection est l’extrême droite nationaliste. Les candidats ont dû adapter leurs messages de campagne pour séduire les nationalistes, tant au sein de leurs propres coalitions que parmi les électeurs qui ont soutenu le troisième candidat, Sinan Oğan, ou qui se sont abstenus au premier tour. La montée en puissance de l’extrême droite aura des répercussions tant sur la politique intérieure que sur la politique étrangère.
Erdoğan ne peut pas se permettre de rester en mauvais termes avec les États-Unis, dans la mesure où le succès de ses politiques régionales, notamment l’isolement et l’affaiblissement de l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (Rojava), dépend de sa capacité à louvoyer entre les États-Unis et la Russie et à se servir de chacun d’eux comme d’un contrepoids à l’autre. Son armée a besoin de modernisations technologiques (modernisation et achat de F-16 comme option provisoire pour renforcer la capacité aérienne de la Turquie) et souhaite être incluse dans le programme F-35 dont elle a été exclue lorsque la Turquie a acheté le système de défense antiaérienne par missiles S-400 fabriqué par la Russie en 2019. Le président américain Biden a montré qu’il était prêt à coopérer avec un Erdoğan « plus fiable », qui par exemple accepterait l’adhésion de la Suède à l’OTAN.
Toutefois, les relations de la Turquie avec ses anciens alliés occidentaux seront transactionnelles. Il serait donc illusoire de penser que la Turquie renoncera à son autonomie relative vis-à-vis des États-Unis, d’autant plus que les nationalistes ont exercé de réelles pressions pour une plus grande distanciation vis-à-vis des États-Unis et de l’UE en faveur d’une orientation plus eurasienne, et que la politique étrangère de la Turquie dépend d’alliances tactiques ou de convergences avec d’autres acteurs – principalement la Russie.
Le nationalisme influencera certainement aussi l’approche d’Erdoğan à l’égard de la population kurde de Turquie. L’AKP a toujours été ambivalent vis-à-vis de la question kurde, car il bénéficie du soutien d’une grande partie de la population kurde conservatrice du pays – Erdoğan ayant obtenu plus de 40 % des voix dans le sud-est du pays lors des élections présidentielles de 2014 et 2018.
Le processus de paix engagé par le gouvernement AKP entre 2013 et 2015 dépendait d’un PKK militairement neutralisé et d’un HDP politiquement faible, en particulier après les bons résultats électoraux de ce dernier dans la région en 2015. L’émergence du Rojava et la façon dont la Turquie traite l’expérience d’autodétermination kurde qui s’y déroule en la considérant comme une menace existentielle orchestrée par le PKK ont conduit à la rupture du dialogue et à la militarisation de la question kurde.
Bien qu’Erdoğan n’ait pas hésité à lancer des appels à ses « frères kurdes » et qu’il ait rallié le parti islamo-conservateur kurde HUDAPAR (Le Parti de la cause libre, parfois appelé Parti de Dieu), il n’en reste pas moins que tout allègement des mesures de sécurité dans les zones peuplées par les Kurdes présuppose l’interdiction et la neutralisation effective du HDP et l’isolement du PKK, ce qui est également un objectif central du principal allié nationaliste d’Erdoğan, le MHP. L’impasse actuelle dans le sud-est du pays ne trouvera donc pas de solution de sitôt.
La présence turque en Syrie ne cessera pas non plus facilement, car la Turquie a investi des ressources considérables et a de fait reproduit l’administration et l’infrastructure des provinces turques sur les 9 000 kilomètres carrés qu’elle occupe, tout comme elle l’a fait dans la République turque de Chypre du Nord, non reconnue internationalement, après son invasion en 1974.
Tout retrait à long terme suivra probablement un certain degré d’ingénierie démographique avec la (ré)installation de réfugiés arabes sunnites syriens dans des zones kurdes ou habitées par les kurdes, et sera conditionné à une sorte de « garantie » turque relative à des aménagements démographiques et politiques compatibles avec les intérêts de l’État turc.
Sur le plan intérieur, la campagne électorale d’Erdoğan a marqué le début d’une série de guerres culturelles concernant les droits des femmes, des communautés LGBTQI+ et des minorités ethniques et religieuses, dont la situation continuera d’être fragilisée, d’autant plus que la multiplication des crises peut jouer un rôle central dans une stratégie de diversion et de désorientation de l’opinion publique.
Mais le maintien de la capacité de l’administration d’Erdoğan à gouverner la Turquie et à mener une politique étrangère fructueuse dépend en réalité de l’économie. La politique de taux d’intérêt réels négatifs qu’Erdoğan a suivie au mépris du consensus établi parmi les économistes, le manque d’indépendance de la Banque centrale ont déjà atteint leurs limites.
À défaut de recourir à une politique d’austérité, Erdoğan cherchera vraisemblablement des investissements et un soutien temporaire de la part des monarchies du Golfe, reportera le remboursement de la dette de la Russie et misera sur l’augmentation des revenus du tourisme, mais à plus long terme, il devra s’attaquer à la piètre croissance du pays qui est alimentée par le secteur de la construction, l’expansion du crédit et les dépenses du gouvernement.
Bien qu’une grande partie de la communauté internationale – lassée de la guerre en Ukraine, face à l’agression russe et à l’influence croissante de la Chine – semble prête à accepter un Erdoğan qui serait résilient, les gouvernements et les groupes de la société civile internationale doivent d’urgence développer des stratégies pour soutenir les forces et les communautés qui ont créé et protégé les enclaves démocratiques au sein de la Turquie. En outre, ils doivent tendre la main aux réfugiés et aux forces démocratiques du mouvement kurde du pays qui sont de plus en plus attaquées, persécutées, réduites au silence et réprimées.
Spyros A. Sofos est sociologue spécialiste en politique et chercheur invité au Middle East Centre de la London School of Economics. Il est l’auteur de Turkish Politics and ‘The People’ : Mass Mobilisation and Populism (Edinburgh University Press 2022). Il est également co-auteur de Islam in Europe : Public Spaces and Civic Networks (Palgrave 2013) et Tormented by History : Nationalism in Greece and Turkey (Oxford University Press 2008). Spyros est également le rédacteur en chef de #RethinkingPopulism.