The Thomas More Institute’s Turkish Political and Electoral Monitoring is a monthly resource for monitoring and analyzing Turkish political news ahead of elections.Available in English and French. The Monitoring N°7 covers the following topics: Read in English.
La veille politique et électorale turque de l’Institut Thomas More est une ressource mensuelle pour le suivi et l’analyse de l’actualité politique turque à l’approche des élections. La Veille N°7 couvre les thèmes suivants: Pour lire en français.
- How the distribution of parliamentary seats has changed compared to 2018 (Comment la répartition des sièges parlementaires des partis a évolué par rapport à 2018)
- First outcomes of the May 14 elections (Premier bilan d’ensemble de l’élection du 14 mai)
- Turkey’s most conservative parliament (Le parlement le plus conservateur de Turquie)
- Kilicdaroglu’s new election campaign, Erdogan’s strategy and Ogan’s path (La nouvelle campagne électorale de Kilicdaroglu, la stratégie d’Erdogan et la voie d’Ogan)
Comment la répartition des sièges parlementaires des partis a évolué par rapport à 2018
Lors des élections présidentielles et législatives du 14 mai, aucun candidat n’est sorti vainqueur de l’élection présidentielle, qui requiert une majorité absolue (plus de 50 %). L’élection présidentielle requiert un second tour qui aura lieu le 28 mai entre les deux candidats favoris. Kemal Kilicdaroglu, le candidat de l’Alliance nationale qui tentera de battre le président sortant Recep Tayyip Erdogan, a obtenu 45 % des voix, juste derrière Erdogan à 49,3 %. Sinan Oğan, le candidat de l’Alliance Ata, crédité de 5,3 % des suffrages, est devenu le faiseur de roi pour ce second tour. En ce qui concerne les élections législatives, les résultats ont été annoncés à la suite du scrutin du 14 mai. Voici comment les alliances et les partis ont été redistribués par rapport à la législature précédente :
L’alliance républicaine
– Le Parti de la justice et du développement (AKP) du président Erdogan, qui avait obtenu 42,56 % des voix et 295 députés lors des élections de 2018, a obtenu 35,4 % des voix et 266 sièges lors des élections du 14 mai 2023.
– Allié de l’AKP, le Parti du mouvement nationaliste (MHP), avait obtenu 49 sièges en 2018 avec 11,1 % des voix. Lors des dernières élections, le taux a été de 10,06 % , ce qui lui assure 51 sièges.
– Le parti Yeniden Refah, l’un des membres de l’Alliance populaire du président, s’est présenté aux élections pour la première fois en 2023 et a obtenu 5 députés avec 2,85 % des voix.
– En 2018, Hüda-Par, obtenu 0,31 % des voix, n’avait pas pu obtenir de député. Lors de cette élection, grâce à l’alliance républicaine, il a envoyé 3 députés au parlement.
L’alliance nationale
– Le Parti républicain du peuple (CHP) de Kilicdaroglu avait remporté 146 sièges parlementaires en 2018 avec 22,65 % des voix. Le 14 mai, il a remporté 168 sièges avec 25,37 % des voix avec 38 sièges au total des Partis Saadet, Deva, Gelecek, Democrat.
– En 2018, le Parti Iyi, avait obtenu 43 députés avec 9,96 % des voix. Le 14 mai, il a envoyé 44 députés au Parlement, avec 9,84 % des voix.
– Le parti Saadet, qui avait obtenu 1,34 % lors des élections précédentes, n’avait pas réussi à obtenir de siège parlementaire. Lors de ces élections, au sein des listes du CHP, il a gagné 10 sièges au Parlement.
– Le DEVA et Le Gelecek, les partis d’anciens ministres de l’AKP, avaient respectivement 15 et 10 sièges parlementaires.
– Le Parti démocrat, quant à lui, a réussi à obtenir 3 députés grâce à l’alliance nationale.
L’alliance du travail et de la liberté
– Le Parti démocratique des peuples (HDP), pro-kurde, qui s’est présenté aux élections par le truchement du Parti de la gauche verte (YSP), a obtenu 8,78 % des voix et 62 députés. En 2018, il avait obtenu 11,7 % des voix et il était représenté au parlement par 67 députés.
– Le Parti des travailleurs de Turquie (TIP), membre de l’Alliance du travail et de la liberté du HDP, a obtenu 1,7 % des voix et est entré au parlement avec 4 députés. Ainsi, le HDP et le TIP ont atteint un total de 66 députés le 14 mai.
Premier bilan d’ensemble de l’élection du 14 mai
Presque tous les sondages réalisés en Turquie laissaient entendre que l’élection présidentielle se jouerait au coude à coude. A tout le moins, Kilicdaroglu remporterait la présidence au second tour. Il était peu probable que l’alliance républicaine d’Erdogan obtienne une majorité au parlement. Cependant, ce dernier a remporté la majorité parlementaire et il est très proche de l’emporter au second tour de l’élection présidentielle. Ces résultats surprennent et déçoivent beaucoup d’analystes. Cela les a amenés à faire leur autocritique, à dire qu’ils avaient mal compris l’électorat turc, qu’ils n’avaient pas saisi la sociologie du pays.
Parce que dans des circonstances normales, tout était contre Erdogan: la crise économique, dont sa politique est largement responsable; les séismes du 6 février dont les effets ont été aggravés par la corruption politique; son image nationale et internationale de dirigeant autocratique; son comportement belliqueux dans les relations avec les États; sa domination sur les médias, les répressions, les détentions, les menaces…. Cela paraît incompréhensible, mais rien de tout cela n’a ébranlé le pouvoir d’Erdogan. Grâce aux facteurs ci-dessous, Erdogan a quasiment remporté la victoire. Son alliance républicaine a conservé sa majorité au parlement et Erdogan est tout près de conserver son poste.
– Le CHP, qui a tenté de convaincre les électeurs nationalistes, de droite et conservateurs, n’a pas réussi à dépasser les 25 %. De plus, le CHP a fait baisser son propre taux de représentation au parlement en donnant des sièges aux partis de l’Alliance nationale (Deva, Gelecek, Saadet), qui n’auraient pas pu obtenir autant de sièges au parlement s’ils s’étaient présentés seuls aux élections. Ainsi, le nombre de sièges du CHP est moindre qu’en 2018 (129 contre 146). Comme ces partis ne sont pas présentés sous leur propre nom et bannière, il n’est pas possible de mesurer leur force propre. Dans certains endroits où le CHP n’a pas été en mesure d’obtenir des votes, l’Alliance nationale a bénéficié d’un certain soutien, mais moins que prévu. Il reste à voir si les partis DEVA et Gelecek seront les partis vers lesquels les électeurs conservateurs se tourneront à l’avenir.
– Le parti IYI qui pensait obtenir environ 14 % des suffrages a reculé a fait perdre des voix à l’alliance nationale. Les Turcs qui votent nationalistes ont préféré le MHP, avec sa rhétorique dure et malgré ses liens avec la mafia, plutôt que le parti IYI.
– Le CHP a augmenté le nombre de ses voix dans les provinces kurdes. Le HDP a, quant à lui, perdu des voix dans certaines provinces par rapport aux élections de 2018. La campagne du HDP « un vote pour le Parti de la gauche verte, un vote pour Kilicdaroglu » lui a coûté cher. En effet, les relations entre le HDP et le CHP sont considérées comme étant à l’origine de cette perte. L’engagement excessif du HDP auprès de l’opposition sans clarifier sa propre position politique semble avoir incité certains électeurs du HDP à passer au CHP. En outre, l’abaissement du seuil électoral à 7 % a endigué le flux de votes vers le HDP. D’autre part, le HDP a dû faire face à de nombreux obstacles tels que la fermeture judiciaire du parti, les détentions et la répression. En somme, le vote kude, réputé décisif, n’a pas aidé Kilicdaroglu à gagner.
– Les sondages réalisés avant les élections indiquaient que la question la plus importante cette année serait l’économie et en particulier l’inflation. On s’attendait donc à ce que l’opposition soit en mesure de tirer parti de cette situation. Cependant, il semble que la crise économique et monétaire n’ait pas été suffisamment dramatique pour créer un véritable climat de changement chez de nombreuses personnes.
– Il est clair que les conditions économiques ne déterminent pas l’humeur politique de l’électorat, et que la politique étrangère et les questions militaires sont plus importantes. Les réalisations de la Turquie, en particulier dans le domaine de l’industrie de la défense, et le fait d’avoir un dirigeant qui défie le monde extérieur sont plus attrayants. Nombre d’électeurs turcs veulent un « père protecteur » capable d’assurer la stabilité du pays.
– L’opposition pensait pouvoir contrer la polarisation du pouvoir par une campagne positive et une politique de conciliation, mais elle n’a pas réussi. Par conséquent, les électeurs turcs ont préféré continuer avec Erdogan plutôt que de se lancer dans une aventure avec une alliance incertaine composée de six partis hétérogènes.
– Le taux de participation a été annoncé à 93,6 %. Le taux de participation à l’étranger a dépassé 53 %. Il atteint le niveau le plus élevé depuis les élections de 2011. Cependant, cette forte participation ne prouve pas que la majorité des Turcs sont attachés au système parlementaire, à la démocratie, aux libertés et aux droits. Les résultats en témoignent. Le thème démagogique d’une ingérence étrangère qu’il faudrait empêcher est plus fort que celui de la liberté.
In fine, la structure des forces politico-partisanes au sein du Parlement est révélatrice de ce qu’est la « nouvelle Turquie », de ses aspirations et de ses tropismes.
Le parlement le plus conservateur de Turquie
La République de Turquie entre dans son deuxième siècle avec l’un des parlements les plus conservateurs de son histoire. Selon les résultats des élections du 14 mai, la réussite d’Erdogan est visible, tandis que l’opposition est diverse et contradictoire. L’opposition a gagné du terrain, mais l’opposition d’aujourd’hui ainsi que la majorité du gouvernement au parlement sont plus conservatrices que jamais, avec une synthèse de nationalistes et d’islamistes.
Tout d’abord, comment définir le conservatisme dans la politique turque ? Le concept de conservatisme en Turquie a coexisté principalement avec les idéologies et les points de vue de l’islamisme et du nationalisme, et s’est surtout défini par son opposition au kémalisme. Il n’a jamais existé en tant que point de vue indépendant. Cependant, il est devenu synonyme de droite. Parmi les questions discutées et défendues par les conservateurs en Turquie figurent généralement l’évolution de la structure morale et sociale, la place et l’importance de l’islam dans la société turque ainsi que la vision de la culture et du patrimoine ottomans. En outre, des politiques sont développées pour corriger les erreurs de la période kémaliste et pour dénoncer les conceptions occidentales ou la question de leur adaptation à la société turque. C’est pourquoi des concepts tels que la démocratie conservatrice sont apparus dans l’histoire politique turque et que divers partis conservateurs ont adopté cette étiquette.
En Turquie, les conservateurs ont presque toujours été la principale force politique au cours de l’histoire, à commencer par les démocrates dans les années 1950, suivis par le parti nationaliste Anavatan (parti de la mère patrie) et les partis islamistes du bien-être après le coup d’État militaire de 1980, dont le parti de la justice et du développement d’Erdogan se considère comme politiquement proche.
La « vision nationale », idéologie et mouvement politique islamiste depuis 1969, estime que la Turquie est capable de progresser grâce à sa propre force humaine et économique et qu’elle peut le faire en préservant ses valeurs fondamentales et historiques. Ce point de vue vise non seulement la politique intérieure turque, mais aussi la politique étrangère en cherchant à unir les pays islamiques dans le monde et à établir des politiques et économiques communes. Aujourd’hui, l’idéologie de la Vision nationale est officiellement adoptée par le parti Saadet et le parti Yeniden Refah, qui sont représentés au parlement.
Allié de l’Alliance populaire, le parti Yeniden Refah, dirigé par Fatih Erbakan, le fils de Necmettin Erbakan, l’architecte de l’idéologie de la Vision nationale, mène une politique islamo-conservatrice. Il reproche à l’opposition de ne pas concilier les valeurs et les croyances nationales et religieuses de la Turquie et déclare combattre l’ordre séculier qui veut transformer Sainte-Sophie en musée, n’autorise pas le port du foulard au parlement et veut fermer les écoles religieuses (imam hatip). Il rejette la Convention d’Istanbul et proclame qu’il n’accepte pas l’idée de l’égalité des sexes.
Quant à Hüda-par, allié pro-kurde et pro-charia de l’AKP, fondé dans le prolongement d’une association interdite en 2012 pour des activités conformes aux objectifs du Hezbollah libanais, il est anti-laïque : sa priorité n’est pas le problème kurde mais la religion. Il prône l’abolition de la loi n°6284 sur la prévention des violences faites aux femmes et la perversion de la Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique.
Le parti Saadet, allié de l’Alliance nationale, continue à tenir un discours teinté d’islamisme politique. Cependant, il concentre ses critiques à l’égard de l’AKP sur les questions d’autoritarisme et de corruption.
Le nationalisme turc, qui existe depuis la République turque post-ottomane, fait également partie intégrante du conservatisme. Après les politiques nationalistes d’Adnan Menderes, leader du Parti démocratique dans les années 1950, et d’Alparslan Türkeş, fondateur et premier président du Parti du mouvement nationaliste (MHP) en 1960, le nationalisme a été une idéologie influente dans la transition de la Turquie vers le multipartisme et a pris une voie véritablement distincte vers la droite, en fusionnant avec le conservatisme. Le MHP, partenaire de l’AKP actuel, se situe sur le même axe, en tant que mouvement nationaliste dur poussant le gouvernement islamiste turc vers la droite.
Dans les années 1960 et 1970, la gauche kémaliste et la pensée de gauche ont utilisé le concept de nationalisme comme un concept correspondant à la réalité. Cependant, une tendance à indexer le gauchisme sur le kémalisme est apparue en Turquie avec la montée de l’islamisme dans ces années-là. Contrairement au nationalisme kémaliste, le nationalisme de la vision islamiste a été défini comme un conservatisme. Les codes conservateurs ont été intégrés dans les points de vue nationalistes et islamistes. Désormais, dans la politique turque, la droite est devenue conservatrice et la gauche réformiste. Aujourd’hui, le conservatisme, en synthèse avec le nationalisme et l’islamisme, est le point de vue de droite dans la politique turque, tandis que la social- démocratie, le kémalisme et le nationalisme sont le point de vue de gauche.
Aujourd’hui, le nationalisme, présent dans la politique turque depuis le Parti démocrate (1946), est devenu une idéologie représentée dans tous les camps : le partenaire au pouvoir, le Parti du mouvement nationaliste (MHP) ; les représentants du Parti IYI, qui est devenu une partie importante de l’alliance de l’opposition depuis 2017 ; et les anciens membres du MHP tels que le troisième candidat, Sinan Oğan et le chef du Parti Zafer, Ümit Özdağ, qui ont quitté le parti pour avoir soutenu Erdogan à la suite de la tentative de coup d’État en 2016. La rhétorique nationaliste a réussi à imputer les problèmes économiques de la Turquie à la population de réfugiés et de migrants et à développer une position commune sur cette question à la fois à gauche et à droite. Le renforcement du discours nationaliste et la volonté de projeter la puissance turque ont conduit à des conflits, notamment en Méditerranée orientale, et ont contribué à l’engagement militaire de la Turquie contre le PKK et ses ramifications en Syrie et en Irak.
Le nationalisme du CHP, quant à lui, adopte le nationalisme d’Atatürk : La République de Turquie a été fondée non pas sur la base de la religion, de la langue, de la race ou de l’origine ethnique, mais sur la base de la conscience politique et de l’unité des idéaux. Le nationalisme est la transcendance de la race, de l’origine, de la religion, de la secte, du régionalisme et du tribalisme au niveau national. Le CHP rejette absolument toutes les idées visant à diviser et à désintégrer la Turquie et s’oppose à la domination des classes économiquement et politiquement puissantes en tant que principe fondamental de la conception sociale-démocrate.
La gauche sera également représentée au parlement par les membres de l’Alliance pour le travail et la liberté, le HDP et le TIP, tandis que le HDP mène principalement ses politiques sur la base du nationalisme kurde. Cependant, la gauche et la social-démocratie turque sont clairement passées par un processus d’érosion de la base sociale, de régression politique et organisationnelle et de crise idéologique. En jouant toutes ses cartes contre Erdogan dans le but de mettre fin à son règne et de ramener la Turquie à un système parlementaire, le CHP a également intégré et s’est allié aux approches et attitudes politiques conservatrices auxquelles il s’est opposé tout au long de son histoire.. C’est toutefois le CHP lui-même qui a subi le coup le plus dur. Si le leader du CHP, Kemal Kilicdaroglu, avait été élu au premier tour, la situation aurait été la même pour les politiques conservatrices. Mais la victoire potentielle de Kilicdaroglu au second tour aurait fait pencher la balance du côté du conservatisme nationaliste-islamiste.
En résumé, le conservatisme dans la politique turque est étroitement lié au nationalisme et à l’islamisme, et consiste à faire de la politique en donnant la priorité aux sensibilités et aux jugements de valeur islamiques et nationalistes. La Turquie entre dans le nouveau siècle avec un parlement alimenté par ce conservatisme à la turque. La défaite d’Erdogan s’explique en partie par la nature conservatrice de la société turque, mêlée à des schémas nationalistes et islamistes. En effet, le « conservatisme » est la caractéristique dominante de l’« Erdoganisme », qui rassemble des cercles nationalistes et islamistes.
La nouvelle campagne électorale de Kilicdaroglu, la stratégie d’Erdogan et la voie d’Ogan
Après les élections du 14 mai, le silence règne à nouveau du côté de l’opposition, qui n’a pas encore perdu, mais n’a pas obtenu les résultats escomptés au premier tour. Et l’écart entre Erdogan et Kilicdaroglu ne sera pas facile à combler avant le second tour du 28 mai. Avec 44,88 % des voix, soit quatre points de moins qu’Erdogan, la nouvelle campagne électorale de Kilicdaroglu, la propre stratégie d’Erdogan et le soutien du faiseur de roi Ogan auront un impact sur le choix du prochain président de la Turquie.
D’une part, le front constitué autour de Kilicdaroglu qui représente presque tous les groupes idéologiques de Turquie, à l’exception du mouvement politique kurde, a organisé des rassemblements nombreux et efficaces, notamment avec les maires d’Ankara et d’Istanbul, constitué une équipe pour gérer l’économie et présenté un programme de gouvernement complet et une feuille de route pour restaurer la démocratie parlementaire. Kilicdaroglu, le chef de CHP, est devenu le candidat de l’opposition après des mois de drame et une confrontation qui a failli déchirer l’alliance. Pourtant, son appartenance à la minorité alévie l’a handicapé au premier tour. Il n’abandonne pas pour autant et affirme qu’il peut encore l’emporter au second tour.
Tout d’abord, après les élections du 14 mai, Kilicdaroglu s’est séparé de l’agence de publicité et de communication qui lui avait affirmé le jour de l’élection que tout se passait bien dans les bureaux de vote et que la sécurité du scrutin était pleinement assurée. Dans la nouvelle période de campagne, l’Alliance nationale a commencé à utiliser des messages plus durs tels que « pas de réfugiés et pas de terrorisme ». Outre les maires d’Istanbul et d’Ankara, la présidente de la province d’Istanbul du CHP, Mme Canan Kaftancıoğlu, paraît également plus active sur le terrain. Le CHP cible désormais les électeurs qui ont des préoccupations en matière de sécurité. Une campagne active est menée sur les réseaux sociaux par l’opposition. Kilicdaroglu a déclaré que le gouvernement, qui accuse l’opposition de collaborer avec des organisations terroristes, soutient le terrorisme en permettant au parti séparatiste Hüda-par d’entrer au parlement.
Quant au Président Erdogan, il a fait mieux que ce à quoi s’attendait une grande partie de l’opposition. Dans les bureaux de vote où les scores de Kilicdaroglu et de l’Alliance nationale étaient élevés, les bulletins ont été recomptés plusieurs fois, à la suite des objections de l’AKP et de ses partenaires. L’objectif était de faire prévaloir les scores d’Erdogan et de son alliance, et de retarder la prise en compte des voix de l’opposition. Ainsi, lorsque les résultats furent annoncés, Erdogan est resté longtemps à 60 % sur les écrans. Ce n’était rien d’autre qu’une opération de perception qui avait été et devait être menée par l’intermédiaire de l’Agence Anadolu.
D’aucuns redoutaient qu’au soir du 14 mai Erdogan déclare qu’il avait remporté l’élection qu’il n’avait pas gagnée, mais ce ne fut pas le cas. Cela pourrait s’expliquer par le fait qu’Erdogan craignait une réaction défavorable, comme lors des élections municipales, à Istanbul. Alors que le second tour lui est favorable, il a probablement voulu le protéger. De plus, le discours de l’AKP selon lequel « l’Alliance nationale collabore avec le PKK » s’est révélé efficace. En utilisant le même discours, l’AKP pourrait recruter les électeurs de Sinan Ogan.
Sinan Ogan, quant à lui, le troisième candidat représente l’alliance ultranationaliste (ATA), qui est le défenseur d’un nationalisme laïc, l’ancien membre du parti d’extrême droite MHP, le candidat du parti Zafer (parti de la victoire), ultra-nationaliste anti-kurde et anti-immigrés, a déjà appelé à voter pour Erdogan. D’autre part, le parti Zafer de l’ancien député du MHP Ümit Özdağ, avec lequel Ogan a cofondé l’Alliance ATA, a annoncé que la décision d’Ogan de soutenir Erdogan n’était pas appuyée par son parti. En l’occurrence, le résultat du 28 mai sera déterminé par les électeurs de Sinan Ogan et du parti Zafer qui sont en faveur du système parlementaire ou au contraire qui ne le sont pas.
Bien que les élections du 28 mai ne soient pas faciles à prédire, il convient de souligner un aspect important : Le peuple turc n’aurait pas voulu que le parlement et le gouvernement soient gérés différemment. La cohabitation pourrait donc être considérée comme un facteur de déstabilisation politique plutôt que d’équilibrer la majorité parlementaire. Par conséquent, dans la politique turque, le résultat des élections parlementaires reflète le résultat des élections présidentielles. Le fait que le parlement soit actuellement dominé par l’alliance du parti du président pourrait signifier qu’Erdogan a de meilleures chances au second tour.
Selmin Seda Coskun est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Titulaire d’une licence de relations internationales et d’un master en économie internationale, elle est docteur en sciences politiques (Université d’Istanbul, 2019). Auteur de Vekalet Savaşları ve Çözümü Zor Sorunlardaki Yeri [La guerre par procuration dans les conflits internationaux] (Ankara, Nobel Bilimsel Eserler, 2021), elle est chroniqueur international pour le site Dokuz8News. Désormais installée à Paris, elle poursuit des études spécialisées sur la géopolitique du cyberespace à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII) et enseigne les sciences politiques à l’Institut Catholique de Paris. Elle a rejoint l’Institut Thomas More en novembre 2021.
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Il est titulaire d’une licence d’histoire- géographie, d’une maîtrise de sciences politiques, d’un Master en géographie-géopolitique. Docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est l’auteur de Géopolitique de l’Europe (Paris, PUF, 2020) et de Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique (Paris, PUF, 2020). Ses domaines de recherche incluent la « grande Méditerranée » et couvrent avec la Turquie, les enjeux touraniens et les dynamiques géopolitiques en Eurasie.