ENTRETIEN. L’écrivain natif de Gaziantep, ville endeuillée comme une grande partie de la Turquie par le tremblement de terre, pointe les enjeux politiques de la catastrophe. Le Point, February 9, 2023.
Natif de Gaziantep, dans le sud-est de l’Anatolie, Nedim Gürsel vit entre Paris (surtout) et Istanbul, qu’il a quitté depuis le coup d’État militaire de 1971 à l’âge de 20 ans. Plusieurs de ses livres, dont Les Filles d’Allah, ont conduit le romancier devant les tribunaux turcs, mais il en est sorti chaque fois acquitté. Il revient régulièrement dans son pays natal dont la langue est celle de la plupart de ses livres (près d’une trentaine). Il doit se rendre à Istanbul, à la fin de ce mois de février, pour la sortie en Turquie de son dernier ouvrage Turquie libre, j’écris ton nom (Bleu autour). Mais aujourd’hui, le drame de son pays plonge l’écrivain dans une inquiétude croissante. Depuis Paris, il ne quitte pas les chaînes turques et voit le nombre des victimes augmenter. Il constate aussi la révolte qui gronde contre l’État tardant à mettre en place les secours. Entretien.
Le Point : La ville de Gaziantep, où vous êtes né, est particulièrement touchée par le séisme, pouvez-vous nous en parler ?
Nedim Gürsel : La ville est très éprouvée par ce séisme. Il y a des centaines de morts, des blessés sous les décombres et cela me touche particulièrement, même si mon enfance s’est surtout déroulée à Balikesir, dans la région de Marmara, avant d’aller vivre à Istanbul. Je suis né à Antep, mais j’en suis parti à l’âge de deux ans. Mes parents avaient été nommés professeurs – de français pour mon père, et de math pour ma mère – au lycée d’Antep, une ville assez importante dans la région pour y avoir un lycée. Antep fut l’une des premières villes du pays à avoir une zone industrielle et je me demande aujourd’hui dans quel état, aussi, sont les usines… Une autre particularité de la ville est sa gastronomie, de réputation internationale. Elle est renommée pour ses pistaches, ses baklavas et ses lahmacuns, un plat de viande hachée que je goûtais avec délice dès mon jeune âge. Elle est d’ailleurs classée pour sa gastronomie créative par l’Unesco. Moins riche culturellement qu’Antioche, elle est cependant célèbre pour sa citadelle, et son château qui surplombe la ville, mais aussi son vieux bazar artisanal. J’ai beaucoup plus de liens avec Istanbul qu’avec ma ville natale, mais j’y suis retourné pour mes livres, et j’ai un lien affectif très fort avec Antep. J’y ai quelques amis, dont des écrivains, qui en étaient originaires, l’un d’eux était élève de mon père.
Vous dites Antep, et non Gaziantep ?
Oui, car cette vieille ville du sud-est s’appelait Antep jusqu’à la guerre d’indépendance. Elle a été occupée par l’armée française au début du XXe siècle et a résisté contre l’occupation française. À la libération en 1923, elle a été rebaptisée Gaziantep puisque l’on a associé à son nom le mot « gazi », qui signifie « combattant de la foi, celui qui survit à la bataille ». Cela donna : Gazi-Antep.
Gaziantep, toute proche de la Syrie, compte aussi une population kurde importante, touchée notamment par un attentat perpétré par Daech au cœur d’un mariage kurde en 2016.
Antep est une ville commerciale qui fut connue pour sa contrebande entre la Syrie toute proche et la Turquie, à 100 kilomètres d’Alep. Elle a vu arriver en masse des réfugiés syriens fuyant la guerre et, aujourd’hui, on entend en effet beaucoup parler l’arabe dans les rues. Elle compte aussi beaucoup de Kurdes, mais moins que la ville de Diyarbakir, qui a été touchée aussi par le séisme.
Au début de la catastrophe, on faisait une différence entre la Turquie, riche et organisée, apte à recevoir les secours, et la Syrie, beaucoup plus en difficulté. Mais aujourd’hui, les difficultés d’accès des secours sur le territoire turc donnent à voir autre chose du gouvernement Erdogan, qu’en dites-vous ?
Il y a énormément de difficultés pour avoir accès aux villes dans les dix départements touchés. On voit une Turquie dépassée, et beaucoup de retard. La majorité des victimes auraient pu être sauvées, mais les équipes de sauvetage ont mis longtemps à arriver sur place, avec la neige. J’ai vu sur les chaînes turques des gens qui n’en peuvent plus et ne peuvent pas chercher leurs morts. L’opposition a déjà exploité la situation sur le plan politique en constatant comment elle est mal gérée. L’état d’urgence a été décrété pour trois mois. Les élections présidentielles avaient été fixées au 14 mai, mais, dans ces conditions, seront-elles reportées ? La catastrophe peut porter un coup définitif à Erdogan. Le gouvernement dit « nous gérons, nous maîtrisons », mais les chaînes d’opposition disent le contraire. Dans la population, la révolte est palpable.
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La Turquie a connu des tremblements de terre terribles dans le passé, celui-ci est-il particulièrement important ?
Un très important séisme a eu lieu dans les années quarante à l’Est, et beaucoup plus tard en 1999. La Turquie, qui a trois failles, a été éprouvée par un terrible tremblement de terre. Mais le pire serait que la faille d’Istanbul entre en activité… Une ville de 16 millions d’habitants ! Encore l’an passé, sur la rive asiatique, j’ai senti un petit séisme et suis descendu dans la rue, comme tout le monde. La Turquie est sans cesse secouée, mais ce qui s’est passé est un drame.
Comment vit-on ces tragédies quand on est loin de son pays ?
J’ai beaucoup d’empathie pour tous les pays où il y a eu des catastrophes naturelles. Ce qui s’est passé en Turquie est très grave, c’est un malheur de plus. Je repense à cet empereur romain qui, rentrant victorieux d’une guerre, fut applaudi, mais un esclave vint alors lui chuchoter à l’oreille Memento mori, souviens-toi de la mort… Car il y a six mois, j’ai publié en Turquie un essai sur la mort. Mais il faut vivre entre le memento mori et le carpe diem et je m’estime heureux de vivre dans un pays où il n’y a pas de séisme – si ce n’est un léger séisme de grèves, n’est-ce pas… (sourire). En Turquie, cela prendra beaucoup de temps pour que nous nous remettions de cette sorte d’apocalypse…
Le Point, February 9, 2023. Entretien avec Nedim Gürsel.